Quelles sont les spécificités de la communauté juive d'Ukraine ?
Ce qui m'a frappé en préparant ce livre, ce sont surtout les ressemblances dans le destin des juifs de toute l'ex-URSS. Ils ont en commun d'avoir grandi dans un système soviétique où la méfiance à l'égard des Juifs faisait partie des règles non-écrites...
Mais si l'on veut chercher ce qu'il y a de spécifique aux Juifs d'Ukraine, je crois que cela tient surtout au fait que ce pays a compté, avant la guerre, des communautés particulièrement nombreuses. Avec la Pologne, l'Ukraine était sans doute le pays européen comptant le plus de Juifs. Ils avaient un poids tel, en Ukraine, que les proclamations de Simon Petlioura, par exemple, dans les années 1920, étaient faites obligatoirement en 4 langues: ukrainien, polonais, russe et yiddish.
Une autre spécificité, c'est aussi qu'à partir des années 1960, un compagnonnage étroit s'est noué entre certains dissidents juifs et le mouvement national ukrainien. Je raconte ainsi comment, en 1966, le poète ukrainien dissident Ivan Dziouba est venu lire une lettre aux Juifs, à Babyi Yar, lors de la commémoration non-officielle du massacre de 1941. Plus tard, il a été envoyé en camp, et notamment pour cela. Les dissidents juifs et les nationalistes ukrainiens luttaient ensemble contre le système soviétique. De ce compagnonnage, il est resté une relation étroite qui se manifeste, par exemple, dans le fait que la meilleure université ukrainienne, l'académie Mohyla accueille aujourd'hui l'institut d'études juives. Dans mon livre, Léonid Finberg, directeur de cet institut, est interviewé. Et il parle même d'un "puissant sentiment philosémite" des intellectuels ukrainiens. Je trouve cela intéressant, car cela va à l'encontre des clichés généralement admis. Et si mon livre peut servir à faire reculer, justement, quelques clichés, il aura déjà atteint son but.
Le renouveau identitaire des juifs d'Ukraine s'est-il accompagné d'une importante émigration ?
L'émigration a surtout eu lieu dans les années 1990. Elle était dûe pour une bonne part au fait que l'Ukraine traversait alors une crise économique profonde, et que beaucoup de gens, juifs ou non-juifs, ont cherché à partir. Aujourd'hui, le flux migratoire n'est plus aussi important. On peut dire qu'il a rejoint la moyenne de tous les pays européens.
Il y aurait de nos jours 100.000 juifs en Ukraine, selon les chiffres officiels et 300.000, selon les estimations de chercheurs. Un million de Juifs soviétiques sont partis vers Israël dans les années 1990. Parmi eux, 300.000 à 400.000 étaient originaires d'Ukraine.
La mémoire du shtetl est elle toujours présente dans l'imaginaire des juifs d'Ukraine ?
Bien sûr. Mais le village traditionnel juif avec sa synagogue, son école religieuse, ses bains rituels, tel qu'on le trouve raconté dans les récits de la littérature juive, tout cela n'existe plus depuis longtemps. C'est seulement dans les livres que l'on peut trouver de quoi en avoir une idée.
Je me suis rendu dans un de ces anciens shtetl, à Leczna, en Pologne. Et je raconte ce qu'il reste sur place et comment l'endroit a changé. Il est intéressant de voir comment les habitants se souviennent du passé: les plus vieux, ceux qui ont connu l'époque des massacres perpétrés par les nazis se sont tus après la guerre, pétrifiés par l'horreur dont ils avaient été témoins.
Ils sont la génération du silence. Puis est venu la génération de l'époque communiste, qui a grandi dans un oubli forcé. La jeune génération redécouvre ce passé, s'y intéresse, veut en parler. Et ainsi, cette histoire que les communistes avaient voulu effacer ressurgit.
Quelle est la situation de la culture et de la langue yiddish dans l'Ukraine contemporaine ?
Le yiddish comme langue du quotidien a quasiment disparu. Les Juifs qui se rapprochent de leurs racines apprennent surtout l'hébreu, qui a toujours été la langue d'études religieuses. Cependant, certains apprennent aussi le yiddish pour retrouver la saveur particulière de cette langue, chargée d'un humour qu'il est difficile de retranscrire.
Pour ce qui est de la culture, comme vous le savez, la renaissance de la culture ukrainienne est déjà assez difficile en Ukraine, faute de moyens. Alors il serait trop ambitieux de croire qu'une vie culturelle juive peut renaître à court terme. En revanche, il y a déjà un renouveau de la vie religieuse, du mouvement associatif, des écoles. Peut-être verra-t-on, dans l'avenir, surgir aussi des artistes de ces communautés renaissantes ? Mais il est encore trop tôt pour cela.
Comment qualifieriez-vous aujourd'hui les relations judéo-ukrainiennes ?
Votre question exige une clarification. L'une des premières mesures adoptées par Léonid Kravtchouk, le premier président ukrainien, après l'indépendance, en 1991, fut de supprimer la mention de la nationalité sur le passeport. Cela revenait à dire que tous les citoyens d'Ukraine sont des Ukrainiens, qu'ils soient Juifs, Tatars ou même Russes. Cependant, si votre question porte sur le fait de savoir si les Juifs se sentent bien en Ukraine, je crois que c'est le cas. Mais il faudrait le leur demander ! On touche là, en tout cas, à un sujet particulièrement délicat: celui de l'antisémitisme.
L'Ukraine est souvent montrée du doigt, de l'étranger, comme étant un pays où existe un fort antisémitisme. Or d'après ce que j'ai vu et entendu, durant mes reportages en Ukraine, ce n'est pas le cas. Il y a bien sûr certains problèmes, comme partout. Mais les juifs ukrainiens que j'ai rencontré ne considèrent pas qu'ils vivent dans un environnement qui leur est particulièrement hostile. Ils pensent plutôt que le reste du monde juif est mal informé à ce propos, préférant rester dans la caricature plutôt que de s'intéresser à la réalité. Ainsi, à la synagogue de Kiev, on m'a montré un arbre planté en hommage au Métropolite Andreyi Sheptitsky. Les Juifs d'Ukraine voudraient que cet homme d'Eglise ukrainien soit honoré du titre de "Juste parmi les nations", pour avoir sauvé 150 enfants juifs durant la seconde guerre mondiale. Mais le Mémorial de Yad Vashem, en Israël, s'y oppose. Le Mémorial accuse Sheptitsky d'avoir "trop bien accueilli" les Allemands. Or d'après les Juifs d'Ukraine, ce reproche est totalement infondé. Les Juifs ukrainiens sont donc fâchés contre Yad Vashem. Mais ils n'arrivent pas à le faire changer d'avis. Alors, en attendant, pour dire leur gratitude à Sheptitsky, ils ont planté cet arbre, juste à l'entrée de la synagogue. Voilà par exemple un signe que les relations entre les Juifs et les Ukrainiens sont bien meilleures que ce que l'on croit, parfois, vu de l'extérieur !
Propos recueillis par Frédéric Hnyda