- Quelles ont été les grandes étapes du parcours de Joseph Roth, depuis Brody jusqu’à Paris et comment s’expliquent les incertitudes biographiques qui entourent ses jeunes années ?
Dans un de ses premiers romans, La Fuite sans fin, Joseph Roth retrace le parcours d’un soldat autrichien qui, parti de la captivité en Russie, finit par échouer sur une place parisienne, selon un inexorable mouvement de l’Est vers l’Ouest. Comme souvent, c’est avec une saisissante prémonition de son propre destin que Roth raconte l’itinéraire de ce personnage. Né à Brody (alors en Galicie austro-hongroise) en 1894, il passe son enfance et son adolescence dans cette même ville, avant d’entamer des études universitaires à Lemberg / Lviv et à Vienne. Les incertitudes biographiques sur les jeunes années de Roth (sa période galicienne) s’expliquent à la fois par l’absence de documents (on ne dispose que de quelques-unes de ses lettres écrites à l’époque, de quelques photographies et de quelques témoignages recueillis ultérieurement par son biographe, David Bronsen) et par la tendance de l’écrivain à la mystification (il donnera les témoignages les plus fantaisistes et les plus contradictoires sur son lieu de naissance, l’identité de ses parents et cherchera souvent à brouiller les pistes). Pendant les années de guerre, Roth est envoyé au front pour réaliser des reportages sur les combats, et c’est sûrement en partie à ce moment que se dessine sa vocation de journaliste. Revenu à Vienne après la Première Guerre mondiale, il se lance dans le journalisme où son sens de l’observation et de l’analyse font merveille. Vienne, faut-il le rappeler, n’est désormais plus que la capitale d’un État qui compte à peine six millions d’habitants, et la situation économique de l’Autriche d’après-guerre fait que les débouchés professionnels qui s’offrent à un jeune journaliste ambitieux et talentueux comme l’est Roth ne sont pas suffisants. Il part donc pour l’Allemagne et sera pendant une dizaine d’années, jusqu’au tout début de l’année 1933, un des journalistes les plus cotés de la République de Weimar. Ces années sont aussi celles où s’affirme son écriture romanesque, qui toujours se développera en parallèle avec son activité de journaliste, ces deux pans de sa création se nourrissant véritablement l’un de l’autre. Envoyé par la Frankfurter Zeitung faire des reportages à travers l’Europe, Roth voyage en Italie, en Russie soviétique, en Albanie, en Yougoslavie, retourne épisodiquement en Galicie, et surtout il découvre Paris au milieu des années 1920. C’est un véritable « coup de foudre » dont il ne se remettra jamais, il écrit des pages exaltées sur Paris et aussi sur le midi de la France. La période « allemande » de Roth s’achève brutalement au tout début de l’année 1933 : avec l’accession d’Hitler au pouvoir, l’écrivain, qui depuis toujours a compris l’ampleur du danger que représentait le national-socialisme pour l’Europe, pour la civilisation, pour l’humanité, prend le train pour Paris et y passera les six années qui lui restent à vivre, s’installant successivement dans deux hôtels de la rue de Tournon. Cette période parisienne (1933-1939), dans laquelle Roth continue à mener de front sa carrière de journaliste (il écrit désormais pour des journaux d’exilés) et celle de romancier (les chefs-d’œuvre se succèdent) est marquée par un scepticisme et un désespoir croissants, causés tout autant par l’échec de sa vie privée que par le contexte politique européen (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 lui donne pour ainsi dire le coup de grâce). L’alcoolisme qui l’accompagne depuis des années ne cesse de s’aggraver, et Roth meurt en mai 1939 à l’hôpital Necker à la suite d’une crise de delirium tremens. De l’immensité des plaines galiciennes, de la vastitude de l’empire austro-hongrois au quartier du Sénat à Paris, dans lequel il a aimé vivre et écrire, et qu’il surnommait affectueusement sa « République de Tournon », l’espace n’a cessé de se rétrécir autour de cet homme à l’identité complexe et multiple : écrivain autrichien, journaliste allemand, Parisien d’adoption, cosmopolite convaincu, perpétuel exilé et déraciné.
- Quelle fut la genèse de Job. Roman d’un homme simple que vous avez tout récemment traduit ?
L’écriture du roman Job se situe à une période de la création littéraire rothienne qu’on peut considérer comme un tournant. Auparavant, Roth a écrit ce qu’on appelle en allemand des « Zeitromane », c’est-à-dire des romans qui se consacrent à la description et à l’analyse des problématiques contemporaines, de la physionomie de l’époque actuelle. Roth s’est illustré dans ce type de romans, donnant un tableau très pertinent des tendances de fond de l’Autriche de la Première République et de l’Allemagne de Weimar. Avec Job, il tourne définitivement la page de cet univers romanesque centré sur le monde contemporain et les métropoles de l’espace germanique pour aborder des thématiques qui lui tiennent à cœur, et dont il a sûrement été amené à réévaluer l’importance qu’elles ont pour lui grâce à l’essai Juifs en errance qu’il a écrit en 1927, et qu’on peut par certains aspects considérer comme une étude préparatoire à l’écriture de Job : je veux parler des thématiques liées au monde juif traditionnel, à l’univers du judaïsme d’Europe centrale et orientale qu’il a côtoyé pendant l’enfance et dont il veut donner une image juste, informée, précise, éloignée des clichés et des préjugés qui avaient souvent la vie dure. Il y a chez lui comme une urgence (de nature personnelle, mais aussi politique : Roth observe depuis le milieu des années 1920 la montée du national-socialisme en Allemagne avec une inquiétude d’une immense clairvoyance) à parler de ce monde juif et peut-être aussi, pour celui qui est devenu un journaliste occidental vivant dans les grandes villes de la modernité triomphante (Berlin, Paris), une manière de renouer avec les contrées géographiques, affectives et spirituelles de l’enfance. Job est publié en 1930. Deux ans après, Roth va se tourner, avec La Marche de Radetzky, vers un autre univers lié aussi pour lui à l’enfance : celui de la monarchie austro-hongroise. À partir de là, le monde juif d’Europe de l’Est et l’univers de la monarchie impériale et royale vont être au centre de sa création narrative, avec les espaces qui leur sont liés, qu’il évoquera de manière suggestive (les plaines, forêts, lacs, bourgades et villes de Galicie ou de Volhynie).
- Quels sont les parentés littéraires, proches et lointaines, de l’œuvre de Joseph Roth ?
Joseph Roth est un écrivain qui affirme lire très peu. Mais si l’on va au-delà de cette affirmation un peu provocatrice, on parvient tout de même à déceler dans son œuvre des traces de la lecture de grands auteurs, ou tout au moins des parentés indéniables. Ce que l’on peut dire de manière générale, c’est que Roth n’est pas un écrivain tourné vers les expérimentations formelles de la modernité (même s’il s’essaie un temps à l’esthétique de la « Nouvelle Objectivité »), mais qu’il regarde essentiellement en direction du passé et notamment du XIXe siècle. Dans la littérature de langue allemande, il faut ainsi penser au grand auteur dramatique autrichien Franz Grillparzer, et au plus éminent représentant de la symbiose judéo-allemande, Heinrich Heine, qui un siècle avant Roth fera lui aussi le choix de l’émigration en France. On note aussi une prédilection pour les grands auteurs du XIXe siècle français comme Stendhal ou Flaubert. Mais aussi des parentés nombreuses avec les grands écrivains russes comme Tolstoï. Et il ne faut pas oublier l’importance de toute la tradition narrative de l’univers littéraire yiddish, dont on trouve tellement de résonances dans l’œuvre de Roth. L’auteur de Job et de La Marche de Radetzky est un écrivain qui croit fondamentalement au plaisir de la narration et qui a très certainement appris son métier auprès des grands « conteurs » européens du XIXe siècle.
- Quels sont les personnages emblématiques de l’œuvre romanesque de Joseph Roth ?
Le monde romanesque de Roth est majoritairement masculin. Cela est sûrement lié à la prédominance de l’arrière-plan historique de la Première Guerre mondiale dans ses premiers romans, qui mettent en scène des « Heimkehrer », c’est-à-dire des soldats qui reviennent du front et découvrent au lendemain de la Grande Guerre des sociétés occidentales modernes dont ils n’ont pas les codes. Avec Job et La Marche de Radetzky, les personnages emblématiques vont devenir d’un côté les juifs de l’est avec leurs formes de piété et d’existence traditionnelles, et d’un autre côté les serviteurs de l’empire austro-hongrois, les officiers et les fonctionnaires au service de l’empereur François-Joseph. Mais ce qui l’intéresse plus que tout, c’est de montrer le surgissement, au sein d’existences en apparence banales, d’une étincelle qui va faire basculer l’existence de ces personnages : dans Les Fausses Mesures, un contrôleur des poids et mesures, incarnation d’un ordre rigide, s’éprend d’une belle tzigane et succombe aux sortilèges du monde bigarré et interlope dont elle est issue ; dans Le Marchand de corail, un modeste artisan et négociant juif s’abandonne au désir inextinguible de découvrir les océans et leurs fonds marins. Le monde des romans et nouvelles de Roth est une véritable « comédie humaine » avec beaucoup de personnages hauts en couleur et toujours attachants.
- Quelle lecture faites-vous de cette citation de Joseph Roth qui remonte à 1924 : « La Galicie est dans la solitude du bout du monde, et cependant elle n’est pas isolée ; elle est proscrite, mais non coupée du reste de l’univers » ?
Roth se place sans doute ici dans la perspective « autrichienne » : dans l’empire austro-hongrois, qu’il a connu dans son enfance et son adolescence, la Galicie était la province la plus éloignée par rapport à Vienne, elle était la marge, la périphérie par rapport à la capitale des Habsbourg. Limitrophe de l’empire russe, elle semblait ouvrir sur un espace infini et essentiellement rural, des terres à perte de vue. Sur son compte couraient aussi nombre de préjugés (on en faisait volontiers une région arriérée, aux conditions de confort et d’hygiène très rudimentaires). Roth a souvent pris la défense de ces régions orientales en mettant en évidence la beauté mélancolique de leurs paysages, mais aussi la richesse, la profondeur, la dignité éthiques et spirituelles de leurs populations (il suffit de penser aux évocations des soldats et paysans ruthènes ou à celles des juifs de l’Est dans son œuvre romanesque). Il ne faut pas oublier que la Galicie a aussi été un foyer important du renouveau spirituel juif et notamment du hassidisme. Enfin, pour un écrivain issu de la minorité germanophone de Brody, il y a aussi la conviction que l’enseignement délivré par les établissements scolaires de Galicie transmettait un important bagage culturel et humaniste, et que les juifs de l’Est ayant bénéficié de cet enseignement, comme lui, étaient les véritables dépositaires de l’humanisme allemand. Il écrit ainsi dans Juifs en errance : « Pour le juif de l’Est, l’Allemagne est par exemple encore et toujours le pays de Goethe et de Schiller, de ces écrivains allemands que n’importe quel jeune adolescent juif désireux d’apprendre connaît mieux que le lycéen allemand qui arbore la croix gammée. » Dans l’œuvre de Roth se construit ainsi toute une dialectique du centre et de la périphérie, Vienne étant ainsi associée à la superficialité d’une culture élégante et frivole, tandis que c’est en Galicie qu’on trouve une profondeur humaine, éthique, spirituelle qui fait toute la dignité de ses habitants –dont l’Europe des grandes métropoles occidentales gagnerait à s’inspirer. Il y a là toute une mythologie personnelle qui a souvent conduit Roth à rêver pour l’Europe centrale d’une symbiose harmonieuse de l’élément slave, de l’élément autrichien et de l’élément juif.
Propos recueillis par Frédéric du Hauvel