« C’était en quelque sorte un défi – comme le résume Sophie Jullien, la directrice de l’événement. D’abord, pour inviter l’Ukraine, il avait fallu persuader les uns puis les autres. Aujourd’hui, au dernier jour des festivités, je peux affirmer que nous avons fait un bon choix. » Salon du livre, conférences, projection de films, débats, dégustation de plats préparés par Maria Matios, concerts… Le festival est conçu pour inclure la culture d’un pays dans un contexte européen.
L’Espagne, invitée l’année dernière, l’Italie prévue pour l’année prochaine, n’ont pas de soucis d’appartenance à une structure culturelle européenne. Ce n’est pas le cas de l’Ukraine. Autant dans la mentalité des Ukrainiens que dans le regard que portent sur nous les Européens.
La ville de Cognac compte à peine 20 000 habitants mais a un très gros atout : c’est ici qu’a été élaborée la recette de la fameuse eau-de-vie, dont l’imitation est généreusement versée dans les tasses de café en Ukraine. Les « Henessy », « Martell », « Rémi-Martin », « Camus » et « Otard » authentiques ne sont fabriqués qu’ici et sont ensuite vendus dans le monde entier. Le budget stable de la ville permet de financer plusieurs initiatives culturelles dont le Festival des cultures européennes.
Pourquoi évoquer les cultures européennes ? « Parce que la communauté européenne, avant de devenir un projet politique, était un projet culturel » explique Jean-François Colosimo, président du Centre national du Livre. « C’est à Cognac qu’est né Jean Monnet, l’un des fondateurs du concept de l’Union Européenne » rappelle le maire de la ville, Michel Gourinchas. « Parce que les visiteurs venus de différents pays d’Europe garantissent le développement de l’économie locale » dit Nicolas, commercial dans une distillerie.
Cette initiative culturelle, en 20 ans d’existence, n’a accueilli que deux fois des pays non membres de l’UE. Il s’agit de l’Ukraine et de la Norvège. « Tout comme la Norvège, l’Ukraine possède une frontière avec l’Union Européenne, - ainsi Sophie Jullien, la directrice du festival, explique-t-elle son choix. En 2009, Iryna Dmytrychyn, venue ici en tant que traductrice de Yuri Androukhovytch, nous a suggéré d’inviter l’Ukraine. Nous avons tout de suite accroché à cette idée. Et nous ne nous sommes pas trompés, car le nombre de visiteurs n’a fait qu’augmenter cette année. Mais il faut du temps pour que la graine ukrainienne pousse sur le sol culturel occidental. Les gens sont intéressés, mais il faut entretenir cet intérêt pour l’Ukraine. L’année prochaine nous voudrions inviter Serhyj Zhadan, dont le livre traduit en français verra bientôt le jour. J’espère que les éditeurs français vont continuer à éditer les auteurs ukrainiens. Puisque d’une certaine manière, le pays n’existe pas s’il n’est pas traduit. »
Les auteurs dont les livres étaient traduits faisaient justement partie des invités. En effet, les romans d’Andrij Kourkov, Yuri Androukhovytch, Liubko Derech, Maryna Levytska, Anna Chevtchenko, Maryna et Serhyj Diatchenko ont été édités en français et ont pu être lus par les membres du jury populaire, qui votaient pour les prix spéciaux, mais aussi par des critiques professionnels français qui, notamment, animaient les conférences.
« J’ai lu tous les livres des auteurs présents au festival, - nous raconte Hubert Artus, écrivain et critique français. – Vous vous demandez si les sujets et le niveau correspondent aux standards et aux goûts européens ? Bien sûr, ils y correspondent. Le livre de Liubko Derech, « Une culte », répond tout à fait aux critères de la littérature pour la jeunesse. Cette stylistique psychologique est bien lue par le lecteur français, tout comme les romans à la fois politiques et lyriques d’Andrij Kourkov. L’oeuvre d’Androukhovytch est, à mon avis, parfois pathétique, mais très poétique. On peut dire que la parole ukrainienne prend de la hauteur, - commente Raymond Clarinard, journaliste du « Courrier International ». – Nous en savons de plus en plus sur l’Ukraine. Nous effaçons petit à petit les stéréotypes qui existaient et étaient alimentés par les opposants. Le fait que Cognac, avec tout son prestige et la richesse de ses initiatives culturelles, mette à l’honneur l’Ukraine lors du Festival des cultures européennes, lui ouvre de nouvelles perspectives. Soyons francs, avant l’Euro 2012, certains ne supposaient pas l’existence de ce pays. Aujourd’hui, ils savent que l’Ukraine c’est tout un monde, une vie. »
« On aurait pu encore mieux faire, - souligne Iryna Dmytrychyn, professeur à l’INALCO, traductrice et spécialiste de la littérature, qui a lancé l’idée de la participation de l’Ukraine au festival. – Quand l’ex candidate à la présidence du pays Ségolène Royal cite l’écrivain ukrainien Vassyl Barkou, et le président du Centre National du Livre cite Voltaire pour dire « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre », il n’est plus besoin de prouver la légitimité de la culture ukrainienne dans le patrimoine européen. Ce n’est pas avant un an ou deux que nous pourrons juger de l’effet du festival sur la promotion du livre ukrainien. Mais c’est de cette façon que se déploie la littérature d’un pays hors de ses frontières ».
Alla Lazareva