Pourquoi le choix d’une telle ville et qu’est-ce qui vous a amenés à introduire dans cette histoire pleine d’usines gigantesques des histoires de vie ?
Nous voulions faire un film sur l’industrie car nous sommes tous les deux fascinés par les objets et les paysages industriels. Pourquoi Marioupol ? Marioupol est une ville à l’est de l’Ukraine, dans la région très industrialisée de Donbass. En plus, Marioupol se trouve en bord de mer, et toute cette production passe par le port de Marioupol. Le fil conducteur du film c’est l’usine, mais une fois sur place, nous avons laissé l’histoire se construire librement à travers les gens que nous avons eu l’occasion de rencontrer. Nous voulions percevoir pour ensuite transmettre ce que dégage la ville. La guerre y tient une grande place. Les monuments commémoratifs sont omniprésents. On en entend encore beaucoup parler et pas seulement de la part des personnes âgées. Donc, c’est au fil des rencontres que nous avons construit le film.
Quelles étaient les conditions de tournage ?
On ne nous a pas laissés rentrer facilement dans les usines. Nous avons été surveillés tout au long de notre séjour de deux mois. Les services spéciaux voulaient peut être s’assurer que nous n’étions pas de Greenpeace. Nous étions sous surveillance classique, derrière le dos. D’ailleurs, nous ne l’avions même pas remarqué, jusqu’à ce qu’on nous apprenne que notre appartement avait été visité en notre absence. Ils ont fouillé notre ordinateur. Cela ne nous a pas vraiment effrayés, mais c’était plutôt désagréable. Cela dit, nous avions quelques craintes vis-à-vis des gens avec qui nous étions en contact. Mais tout s’est bien passé, car nous sommes restés dans le cadre des « gentils filmeurs », nous n’avons rien fait de mal, nous n’avons pas essayé de pénétrer dans des endroits interdits. Deux policiers nous ont raccompagnés à l’aéroport. Comme s’ils voulaient s’assurer qu’on soit bien partis et qu’on ne reviendrait plus jamais.
Comment êtes-vous passés de Pripiat à Marioupol ?
Il n’y a pas vraiment de continuité. Entre le film sur Tchernobyl et celui sur Marioupol, nous avons réalisé le film Rouge Nowa Huta en Pologne. Cela nous intéresse de travailler dans des endroits improbables, pas forcément attirants au premier regard. Le but est de donner aux habitants de ces régions la chance de s’exprimer.
Avez-vous d’autres projets de films avec une thématique sidérurgique ?
Oui, nous avons des idées. Pour notre prochain film, nous voudrions partir à Norilsk, ville industrielle et passionnante au nord de la Russie. Mais nous n’avons pas encore de budget. Pour l’instant, ce projet est mis de côté. En plus, en ce moment, il n’est pas simple de tourner en Russie. En attendant, nous réalisons des films de plus courte durée.
Le thème de l’écologie marque la fin du film. Est-ce que les habitants de Marioupol ont conscience de cet aspect ?
Nous n’avions pas pour but de faire un film sur la pollution. C’est vrai que la fumée envahit la ville, et même si parfois on ne la voit pas, on la sent. C’est le quotidien des habitants de Marioupol. Les gens en parlent mais avec un sentiment de gêne. Les deux usines emploient 75 000 personnes. Tous disent que c’est leur pain. Un arrêt serait dramatique. Quant aux investissements dans des filtres et autres moyens de limiter la pollution, à l’heure actuelle ce n’est pas la priorité du propriétaire. C’est pour cela qu’on en parle tout à la fin, avec la même gêne, en quelque sorte.
Quelles sont les rencontres qui vous ont le plus marqués ?
Tous les Marioupoliens que nous avons rencontrés et qui n'apparaissent pas forcément dans le film ont été importants à nos yeux. C'était une expérience très belle car nous avons toujours été très bien reçus. Le contact était simple et chaleureux, les gens étaient curieux de notre démarche et toujours prêts à nous parler ou à nous aider. Et nous voulons surtout rendre hommage à Tatiana Tereshenko, qui a été d'un soutien essentiel durant notre séjour et qui est à présent une amie très chère. Les témoignages d'Elvira et de Valentyna sur la guerre étaient très émouvants bien sûr, de même que la rencontre avec les enfants de Piligrim. Le jour de la fête de Marioupol était aussi un moment exceptionnel. C'était très beau de voir presque toute la ville réunie, toutes ces personnes, ces visages, qui avaient préparé depuis des mois ce défilé. Et puis nous sommes très reconnaissants au Port commercial de Marioupol car nous avons rarement pu filmer un lieu de travail et d'activités avec un tel accueil. Nous pourrions continuer à faire la liste car toutes les rencontres étaient belles. En réalité cette question est très difficile car elle suppose de faire un choix et nous en sommes incapables, car toutes les personnes rencontrées étaient importantes.
Propos recueillis par Valentyna Coldefy
Blandine Huk est co-auteur du film « Métal Marioupol », présenté en novembre dernier à la maison des Cultures du Monde. Ce film rigoureux, qui comporte une certaine dimension fantastique, se tisse à différents niveaux. On approche la ville à travers ses hommes et ses usines, en rentrant dans leur mémoire. Un jeu s’opère entre présent et passé, présence et absence. Blandine Huk a déjà tourné en Ukraine avec Frédéric Cousseau « Pripiat », un film ayant pour thème le drame de Tchernobyl.