Emmanuelle Armandon est directrice des études de la formation en relations internationales de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Paris). Elle vient de publier « La Crimée entre Russie et Ukraine » aux éditions Bruylant.
Dans votre rapport pour la Fondation Schumann « Relations Ukraine-Union européenne : quelles évolutions depuis l'élection de Viktor Ianoukovitch ? » vous analysez les perspectives de rapprochement entre l'Ukraine et l'UE. A quel stade, à votre avis, en sommes-nous actuellement, et quelles sont les perspectives à moyen terme ?
A l'heure actuelle l’avenir du partenariat entre Kiev et Bruxelles est incertain et semble particulièrement compromis en raison du recul démocratique qu'on observe en Ukraine depuis l'arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch. Cela ne signifie pas que le dialogue a été inexistant depuis 2010. Au contraire, les contacts ont été nombreux et les négociations sur l'accord d'association et sur la création de la zone de libre-échange qui avaient débuté en 2007, ont bien progressé ces deux dernières années. Ces négociations sont désormais terminées et le texte de l’accord a été paraphé fin mars 2012. Ceci étant dit, aujourd'hui, on voit mal comment le processus de signature de l'accord et de sa ratification par tous les pays membres de l’UE, le Parlement européen et la Verkhovna Rada, pourrait être lancé.
Pensez-vous que le programme de Partenariat Oriental, qui existe depuis 2009, est efficace? Y a-t-il des résultats concrets?
Le Partenariat Oriental est révélateur de l'attention que l'UE porte à son voisinage immédiat. Toutes les initiatives prises par l’UE depuis le début des années 2000 montrent qu’elle souhaite s’impliquer davantage dans sa périphérie. Il y a d'abord eu la Politique européenne de voisinage en 2003, puis l'Union pour la Méditerranée en 2008, en enfin le Partenariat Oriental en 2009. L'Ukraine reproche souvent à l’UE d’avoir une seule et même politique à l’égard de pays dont la situation politique et économique est radicalement différente et qui n’ont pas les mêmes ambitions à l’égard de l’UE. Quoi qu’il en soit, le succès du Partenariat oriental dépendra en grande partie de l’Ukraine qui est le principal voisin oriental de l’UE, en termes de superficie, de population, de potentiel économique et politique. Par contre, il faut être réaliste, Bruxelles n’est pas en mesure d’offrir à l’Ukraine une perspective d’adhésion. D’une manière plus générale, il y a une question à laquelle il est difficile de répondre : où s'arrêtent les frontières de l'UE ? Les Ukrainiens estiment qu’ils sont culturellement, géographiquement et historiquement en Europe et que, à long terme, une fois qu’ils seront prêts politiquement et économiquement, rien ne pourra les empêcher de devenir candidat...
Cette question est un vrai problème. Pour l’instant, les dirigeants européens ne sont pas prêts à envisager l’adhésion de l’Ukraine. Il serait intéressant d’effectuer plusieurs enquêtes d’opinion pour savoir ce qu’en pensent les populations des pays-membres. Un premier sondage a été mené par l’Institut de la politique mondiale de Kiev lors de l’Euro-2012 auprès de citoyens des pays-membres de l’UE qui ont visité l’Ukraine pendant le championnat de football. Les résultats montrent que les citoyens européens sont, d’une manière générale, plutôt favorables à l’idée de l’intégration européenne de l’Ukraine, une partie d’entre eux pensant même que l’Ukraine est déjà membre de l’UE ! En France, je n’ai pas l’impression que la population soit majoritairement contre une future adhésion de l’Ukraine. Mais cela reste une impression…
Vous effectuez actuellement des recherches sur la politique étrangère de l’Ukraine depuis 2010. Quelles sont vos observations?
Une fois arrivé au pouvoir, Viktor Ianoukovitch a affirmé à plusieurs reprises qu'il allait mener une politique étrangère d'équilibre et établir des partenariats solides à la fois avec la Russie et avec l'UE. Il pensait donc pouvoir mener une politique à peu près similaire à celle de Koutchma dans les années 90, une politique « multivectorielle ». A mon avis, il y a deux problèmes à ce sujet. Le premier, c'est que peu de temps après l’élection de Viktor Ianoukovitch, on s'est rendu compte qu'il y avait un profond décalage entre le discours officiel (cette recherche d'équilibre extérieur) et la réalité des actions entreprises en matière de politique étrangère. La politique menée par le pouvoir (la signature de l’accord de Kharkiv, l’adoption du statut hors-bloc de l’Ukraine, la loi sur la langue russe) a conduit à un rapprochement avec la Russie…
Ce rapprochement avec la Russie n'a pas empêché de continuer le dialogue, mais pour l'accord de libre-échange avec l'UE il faut choisir : on peut être soit avec l'UE, soit en accord douanier avec la Russie...
Tout à fait. Et c’est là que se situe le deuxième problème. Le contexte actuel est complètement différent de celui des années 1990. Lors du premier mandat de Leonid Koutchma, la politique multivectorielle a débouché sur la signature d’un accord de partenariat avec l'UE en 1994, sur la signature en 1997 d’une charte de partenariat avec l'OTAN, et, en même temps, sur la conclusion avec la Russie en 1997 du Traité d'amitié, de partenariat et de coopération ainsi que sur la signature des trois grands accord sur le partage de la flotte de la mer Noire… A l'époque, si cette politique d'équilibre a donné certains résultats, c’est parce que le contexte international était radicalement différent. Dans les années 90, l'UE était davantage préoccupée par son futur élargissement aux pays d’Europe centrale. L’Ukraine était encore loin et l’UE avait moins d’exigences l’égard des autorités ukrainiennes. Depuis, l’UE s’est élargie et l'Ukraine est devenu un voisin immédiat. Ce que Bruxelles propose aujourd’hui à Kiev est un projet concret, un partenariat très approfondi. La signature de cet accord d’association ne sera possible que si l’Ukraine respecte un certain nombre de critères et de conditions…
Du côté de la Russie, elle n'est pas tout à fait la même non plus.
Bien sûr ! Dans les années 90, la Russie faisait face à de graves difficultés économiques, politiques, à la guerre en Tchétchénie, etc. A l’époque, c’est ce qui a obligé Moscou à faire des compromis avec l'Ukraine et à signer le traité et les accords de 1997. Aujourd'hui la Russie n’est plus la même. Son régime politique est de plus en plus autoritaire. Elle a renoué avec la croissance économique grâce aux ventes de gaz et de pétrole. Elle n'a pas retrouvé la puissance qu'elle avait avant, mais elle est de retour sur la scène internationale. Elle aussi, elle propose un projet concret à l'Ukraine : l’Union douanière qui doit déboucher sur la création de l’Union eurasienne en 2015. Dans le contexte actuel, l’idée selon laquelle l’Ukraine doit choisir se répand. Contrairement aux années 1990, l’Ukraine ne peut plus faire un pas vers l'Est et un pas vers l'Ouest. Cette question du choix devient donc de plus en plus sensible. Mais une autre question se pose: est-ce que l'Ukraine est prête à choisir ? Les résultats d’enquêtes d’opinion montrent notamment que la population reste très divisée sur le chemin à suivre... En même temps, il est intéressant de noter que le regard que la population ukrainienne porte sur les relations avec la Russie a changé ces deux dernières années. La population semble avoir compris que malgré toutes les concessions que l'Ukraine a faites depuis 2010 à la Russie (sur la flotte, sur la langue, sur l'OTAN etc.), rien n’a véritablement changé dans les relations avec Moscou et Kiev n’a rien obtenu en échange de tous ses efforts. Plusieurs sondages récents montrent que la population ne souhaite pas que l’Ukraine fasse de nouvelles concessions. On peut noter, par exemple, qu’une vaste majorité de citoyens, et ce dans toutes les régions, est opposée au transfert à la Russie (demandé par celle-ci) du système ukrainien de transport de gaz, et ce même si Moscou proposait une diminution des tarifs gaziers en échange.
La recherche de partenariat avec l'UE, c'est aussi une possibilité d'améliorer ses pratiques politiques et économiques pour l'Ukraine. La nation politique ukrainienne se forme à son rythme, mais est-ce que ce rythme interne correspond aux défis du monde moderne?
Il ne faut pas oublier que l'Ukraine est un jeune Etat. Depuis son indépendance, il y a seulement 21 ans, elle s’est engagée dans un processus de transformations qui est très complexe et nécessairement long. Ce qu’il faut aussi garder à l’esprit, c’est que la Russie d’aujourd’hui n’a elle aussi que 21 ans. L’une comme l’autre font face à des problèmes d’identité qui ne peuvent pas se résoudre du jour au lendemain. Mais une chose est sûre, c’est qu’à partir du moment où la Russie commence à vouloir dominer l'Ukraine, la population ukrainienne résiste, même les habitants qui ont des origines russes ou qui vivent dans des régions plus traditionnellement tournées vers la Russie… Autre aspect intéressant : les résultats d’enquêtes sociologiques montrent que la population la plus jeune, 18-30 ans, a un rapport au monde extérieur qui est différent de celui de la population plus âgée. Les jeunes Ukrainiens n’ont pas ou peu connu l’époque soviétique et sont par conséquent plus libres car moins prisonniers des stéréotypes du passé. Cela aura des répercussions dans les années à venir…
Alla Lazareva
Source « Ukrainian Week »