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8 novembre 2011 2 08 /11 /novembre /2011 15:06

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Quand l'association a-t-elle été créée et quels sont ses objectifs ?


L'association a été créée par des Français d'origine ukrainienne afin de mettre en oeuvre tous les moyens de diffusion, de communication, d’information, de recherche et d’études concernant l’Holodomor. L'objectif de l'association est de porter à la connaissance du plus large public français, une information et une expression des plus pertinentes sur l'un des trois génocides européens : le Holodomor ukrainien, chronologiquement placé entre la tragédie de l'Arménie et la Shoah, mais plutôt méconnu, ou mal connu, des Français à l'exception de quelques cercles universitaires.
 
L’Europe reconnaît le Holodomor, l'ONU le commémore, l'Amérique du nord n'a pas de problème d'amnésie depuis plus d'une génération et la France reste muette sur le sujet. Il est temps d'agir tant que vivent les derniers témoins. Nous avons donc contacté une réalisatrice française de films documentaires, Bénédicte Banet. Elle a accepté et a même suggéré d’aller au-delà d’une diffusion à la télévision en visant la création d’un site Internet, dans lequel seraient mis en ligne la totalité des témoignages, des archives recueillis pendant les tournages (y compris ceux qui n’auraient pu être inclus dans le film). La création d’un DVD permettra à tous ceux qui le souhaitent de conserver le film. Ce projet nous séduit mais il implique plusieurs tournages en Ukraine, un énorme travail de traduction, des moyens de promotion et de diffusion. Le budget et très lourd. Tout nous laisse espérer que ce film passera à la télévision, sera projeté en salles, diffusé... et que les médias français soient sensibles au calvaire que l'Ukraine a subi il y a plus de 75 ans. Le Centre Culturel ukrainien de l'ambassade a déjà organisé une première rencontre avec l'équipe de tournage en juin dernier, au cours de laquelle a été projeté un extrait des témoignages déjà recueillis.

Nous organisons le 13 novembre, une nouvelle projection accompagnée d’une exposition de photos et tableaux qui se prolongera durant la semaine. La diffusion d'un tel documentaire, totalement inédit en France, est importante pour les Français d'origine ukrainienne car le déni est... étouffant. Voilà le but de l’association : recueillir toutes les preuves possibles du Holodomor, les traduire et les porter à la connaissance du public, notamment à travers la réalisation d’un film et d’un site internet. Pour cela il est indispensable de recueillir des fonds pour poursuivre et finaliser le travail déjà entrepris.

Que désigne-t-on précisément par le terme Holodomor ?


Sémantiquement ce terme signifie « exténuer par la faim », mais par extension nous pouvons dire « tuer par la famine ». On appelle Holodomor le génocide par la faim des paysans ukrainiens, disons plutôt des Ukrainiens en tant que nation essentiellement paysanne, des années 1932-1933. Néanmoins le processus du Holodomor remonte à l'année 1929 – année noire où la collectivisation violente des campagnes est mise en place, où l’anéantissement de l'élite pensante ukrainienne est effectuée avec la suppression de l'Église orthodoxe ukrainienne, les persécutions religieuses, la liquidation de l'Académie, des intellectuels, des écrivains, la fin de l'ukrainisation et le retour de la russification. Même le Parti Communiste d'Ukraine est purgé de ses éléments trop ukrainiens. Il n'est pas nécessaire d'assassiner toute la population pour qu'il y ait génocide. Staline ne visait pas à exterminer tous les Ukrainiens, et du reste il n'en avait ni les moyens ni la nécessité – il fallait encore des esclaves aux kolkhozes pour labourer la riche Ukraine. Mais il a réussi à briser la nation ukrainienne en tant que telle, à anéantir son identité religieuse, linguistique et culturelle.

Est-il possible de dresser un inventaire des conséquences humaines, démographiques et politiques du Holodomor ? Oui et non. Tout est tellement complexe que l'inventaire est difficilement quantifiable contrairement au génocide arménien par exemple ou au Rwanda. Mais un bilan sur l'état identitaire ukrainien est plus que faisable, il saute aux yeux. Encore maintenant lorsque je franchis la frontière du Zbroutch entre l'ancienne URSS et la Galicie polonaise (et ex-autrichienne) je vois à l'architecture et au comportement des gens plus âgés que j'ai changé de contrées tant la marque de l'histoire soviétique est présente. Certains Ukrainiens de l'ex-Ukraine soviétique présentent encore ce comportement d'éternels écorchés vifs si typiques de l'ancienne société communiste. Ajoutez à ça l'odieux sabir qu'est le sourjyk, ce baratin « petit-nègre » des villes russifiées et déjà la trace du traumatisme apparaît. La campagne donne l'impression d'avoir été balayée par un gigantesque tsunami après lequel on aurait recollé de-ci de-là des morceaux de civilisation ukrainienne. Il existe une nette différence de part et d’autre du Dnipro. La Podolie était polonaise au XVIIIème siècle, elle est restée ethniquement ukrainienne jusqu'à maintenant. Cette russification-soviétisation est l'une des conséquences les plus dramatiques de ce Holodomor.

Un mot sur les chiffres. Les entretiens que nous avons pu avoir avec des historiens font apparaître un bilan des plus probables : pour le pic de la famine allant de l'automne 1932 à la fin du printemps 1933 nous avons une fourchette allant de 3,5 à 4,5 millions de victimes. Les victimes de la collectivisation dès 1929, des réquisitions agricoles dans les kolkhozes entre 1931 et 1932 ainsi que les morts de maladies liées à la famine (occlusions intestinales, sous-alimentation des orphelins, etc...) portent ce chiffre à près de 6 millions. Des centaines de monuments ont été érigés en Ukraine. Le Holodomor est enseigné dans les écoles et quinze mille ouvrages et thèses universitaires ont été rédigées sur le sujet. L'Ukraine entame son deuil.

Le projet documentaire que vous développez relève-t-il de la thématique historique ou s'inscrit-il dans une perspective de sensibilisation mémorielle ?

Tout d'abord il est bon que ce soit une Française de souche qui réalise ce film. Une personne d'origine ukrainienne comme moi aurait eu une vue trop passionnelle et émotive, donc moins objective et oins réaliste des choses. L’intérêt de notre projet réalisé par Bénédicte BANET est d’apporter au-delà des témoignages de survivants et des archives, une vision de l'Ukraine contemporaine des campagnes où s'exposent les stigmates de cette époque : monuments, tombes sur les charniers et autres fosses communes. A celui qui sait voir, et là le défi a été pleinement relevé, l'Ukraine contemporaine expose toujours la souffrance de cette époque. Des interviews de philosophes, historiens, artistes, hommes politiques éclairent cette page de l’histoire ukrainienne et en révèlent l’impact sur l’Ukraine contemporaine.

Beaucoup de témoins ont raconté leur enfance pour dire « plus jamais ça ». Ils sont soulagés et heureux d’avoir apporté cette contribution à l’avenir de leurs enfants. Je dirais que la sensibilisation mémorielle alterne avec la thématique historique, une grand-mère de 103 ans témoigne après les propos d'un philosophe sur le trauma collectif, un barde chante sa complainte avant l'arrivée de mon père dans son village après 73 ans d'absence... Et l'art n'est pas absent de ce documentaire, on peut filmer sèchement les choses ou bien tenter de les transcender...

Je croyais bien connaître l'Ukraine, je l'ai revisitée autrement à travers la caméra.

Quels obstacles et difficultés rencontrez-vous dans votre démarche de recueil des témoignages de survivants ?

Témoigner pour l’histoire… À l’inverse des témoins de la Shoah ou du Rwanda, les derniers témoins du Holodomor n’ont pas, ou peu, le recul et l’analyse des faits. Et cela à cause de plusieurs barrières du souvenir qui expliquent le discours bref ou construit des témoins.

La barrière du temps.
Les témoignages que nos voyages en 2006, 2007, 2008 et 2010 ont permis de recueillir, s’inscrivent soixante-quinze ans après le point culminant de la famine de l’hiver 1932-33. Ces personnes âgées éprouvent des difficultés à se remémorer un événement si lointain, surtout après un tel refoulement de la mémoire et du langage. Pour eux, il ne s’agit pas tant d’évoquer la famine que de raconter leur enfance brisée et de l’extraire des brouillards du lointain passé. Les témoins, enfants ou adolescents à l’époque, n’avaient pas, au moment des faits, une perception d’adultes dans un champ plus réfléchi et plus vaste du temps et de l’espace. Cette vision des choses, liée à la vieillesse et à la distance temporelle, fait que, involontairement, les témoins paraissent, dans leur récit, percevoir le drame d’une façon atténuée. Certaines personnes ont déclaré pouvoir mourir apaisées car elles auront apporté leur témoignage avant de partir vers d’autres Cieux.

La barrière sociale.
Les fermiers ukrainiens, désignés comme « la classe à abattre », n’étaient pas des intellectuels et n’avaient pas un niveau scolaire élevé. Mais ils étaient pleins de bon sens et n’étaient pas non plus des illettrés. Parmi eux, certains ont rédigé par écrit leur témoignage, les autres ont laissé l’interlocuteur le rédiger devant eux. Mais l’élite intellectuelle du village - instituteurs, prêtes, koulaks - qui aurait pu donner des témoignages plus approfondis ont été liquidés. Une autre barrière sociale est notre origine. Vous n’entrez pas comme ça chez une octogénaire ukrainienne pour la questionner à brûle-pourpoint sur son enfance si vous n’êtes pas présenté par une personne de son entourage. Elles n’ont pas conscience de l’importance de leur témoignage.

La barrière du négationnisme d’État.
L’État soviétique a toujours nié l’existence de la famine. En parler pouvait vous valoir une dénonciation et des poursuites pénales. Pire encore, les manuels scolaires et la propagande vantaient la collectivisation et présentaient des images et des films de kolkhoziennes opulentes et joyeuses moissonnant sous les drapeaux rouges de la patrie socialiste. Il s’agissait non seulement d’un déni, mais de l’affirmation d’une situation opposée : « La famine n’a jamais existé et si quelques koulaks ont été condamnés c’est parce qu’ils étaient des saboteurs, des bourgeois nationalistes ! On vit heureux maintenant dans nos campagnes ! » - clamait la propagande politique.

D’autres contextes socioéconomiques se sont greffés sur cette situation du déni d’État. La jeune génération des survivants de la famine a été déracinée, après la guerre, dans d’immenses cités ouvrières aux périphéries des villes. Ici, la soviétisation des masses a été rapide et efficace. Le lien avec l’aïeul du village a été atténué, voire rompu. Ces villes inhumaines soviétiques, où les nouveaux colons russes étaient nombreux et où la survie économique dans la promiscuité des appartements collectifs était abrutissante, ne portaient pas le témoin à entretenir le souvenir et à rédiger quelques notes pouvant devenir des preuves à charge et vous valoir une condamnation…

La barrière du drame ou de l’implicite complicité.
Les rescapés des camps nazis “bénéficient” d’une identification claire de leurs bourreaux, de leurs motivations criminelles et du processus exterminateur. En qualité de victimes ils bénéficient d’une reconnaissance morale et d’une condamnation par l’Histoire non seulement de l’idéologie qui les a opprimés mais également de l’univers concentrationnaire clos qui les a torturés. Il en est partiellement de même pour les rescapés des goulags. Pour les rescapés du Holodomor tout est
plus obscur… Le processus génocidaire du Holodomor s’est non seulement attaqué aux adultes et aux enfants, mais a fait des adultes des complices indirects et involontaires du meurtre dans un de ses aspects les plus abjects. C’est la plus grande victoire des génocidaires. Si en haut de l’échelle les idéologies et les hauts responsables politiques sont identifiables (donc condamnables) en bas de l’échelle il y a des confusions entre la classe des victimes et celle des exécutants. Il s’agit de confusions sous la contrainte qui entraînent des culpabilités : des activistes ont été enrôlés sous la contrainte et parmi eux certains sont devenus des victimes, des parents ont assassiné leurs enfants ou se sont fait délateurs pour survivre… Le survivant éprouve une honte, la honte d’avoir commis un acte violent pour survivre, ou simplement d’être le dernier survivant d’une communauté.

Propos recueillis par Frédéric du Hauvel


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