Ksenya est née en 1975 en Crimée où elle a fait des études secondaires. Apres des études universitaires à Kiev, elle est partie pour les poursuivre en Italie, où en 2005 elle obtient un doctorat en physique théorique. Ensuite elle travaille comme chercheuse à l’université de Turin jusqu'en 2007, l’année où elle arrive à Paris et commence une carrière d'analyste financier. Apres l’annexion de la Crimée Ksenya organise des projets d’aide humanitaire aux Criméens qui ont dû fuir la Péninsule et diffuse en France des rapports sur les violations de droits de l'homme en Crimée de l'ONG "Mission de Terrain en Crimée".
Avez-vous des statistiques du nombre de personnes ayant demandé la citoyenneté russe ?
Non. On sait que la procédure est très simple et rapide : le passeport est délivré en une semaine après la demande, voire plus vite. Au début, il y avait des files d'attente mais ça devrait se calmer maintenant. Aux personnes qui ont reçu les passeports russes, on laisse le passeport ukrainien (personne n’essaye de l’enlever). Mais en juin 2014, la Russie a adopté une loi qui oblige les Criméens à déclarer leur nationalité ukrainienne, sinon il y a une amende importante ou même condamnation aux travaux forcés.
Officiellement, il n’y a pas d’obligation d'opter pour le passeport russe, mais les développements administratifs et pressions non-officielles montent en puissance pour obliger les personnes à opter pour ces passeports. En particulier :
- Pressions avec menace de licenciement dans les organismes de l’état, dans les écoles et dans les professions nécessitant une licence d’état, comme les avocats,
- Distribution des polices d’assurance médicale uniquement aux personnes ayant la nationalité russe. Les autres resteront en-dehors du système d’aide médicale gratuit,
- Les retraites et les aides sociales aujourd’hui payées à tous les habitants seront dans le futur réévaluées et accordées uniquement aux personnes de nationalité russe
- Interdiction pour les étrangers, aujourd'hui, d’obtenir une carte de séjour en Crimée
- Les places gratuites dans les universités de Crimée ne seront conservées que pour les citoyens russes
- Reconnaissance par la Russie de la propriété du logement, ou des terrains agricoles, conditionnée au fait d’avoir un passeport russe.
Il est aussi important de souligner que la demande du passeport russe n’est pas nécessaire pour être considéré comme citoyen russe en Crimée. Conformément au paragraphe 1 de l'Article 4 de la Loi Constitutionnelle fédérale de la Fédération de Russie du 21 mars 2014 N 6-FCL les citoyens de l'Ukraine et les personnes apatrides résidants en permanence en Crimée à la date du 18 mars 2014 sont automatiquement reconnus comme des citoyens de la Fédération de Russie, sauf les personnes qui dans le mois expriment leur désir de conserver la citoyenneté ukrainienne pour eux-mêmes et (ou) leurs enfants, ou conserver une autre citoyenneté, ou être apatrides. Pour différentes raisons, seules quelques milliers de personnes ont fait une telle déclaration (et ce n’est pas par manque de sentiment patriotique ukrainien : dans la procédure de la déclaration, il fallait signer un papier reconnaissant l’annexion de la Crimée par la Russie). Ensuite, comme on a vu dans le cas de l'activiste pro-ukrainien incarcéré, Sentsov, la Russie applique bien cet article. Sentsov n’a jamais demandé le passeport russe, et pourtant la Russie refuse à l’Ukraine le droit de l’aider ou simplement de le voir en détention, motivant le refus par le fait que, conformément à cet article du 21 mars, ils considèrent Sentsov non comme un étranger mais comme un citoyen russe.
En quoi consiste le quotidien d’un Criméen aujourd’hui ? Quelles difficultés a-t-il dans sa vie de tous les jours ?
Cela dépend des gens. Les personnes comme les retraités, qui sont payés par l’Etat, et qui ne voyagent pas dehors de la Crimée et n’avaient pas besoin de comptes bancaires, ont la même vie qu'avant. Ceux qui ont possèdent des biens ont dû ou doivent encore convertir tous les documents. L’accès à la santé est pour le moment devenu gratuit, ce qui est bien perçu par la population. Or vu que les retraités représentent presque 40% de la population de Crimée, c’est une partie importante.
Le plus difficile est la situation des personnes actives — ayant des liens avec l’Ukraine ou le monde, et les entrepreneurs. Pour une vie active en Crimée, tout est incertain : le cadre légal, les liens économiques, les voyages, à qui payer les impôts, comment transférer de l’argent...
Puis, il y a une partie de la population lourdement persécutée : les activistes pro-ukrainiens, les Tatars de Crimée, les représentants des religions autres que l’église orthodoxe du patriarcat de Moscou. La politique de la Russie est de forcer toutes ces personnes à quitter la Crimée.
En quoi les Criméens sont-ils gagnants et que perdent-ils ? Est-ce que tous les Criméens sont traités de façon égale ?
Les retraités par exemple et tous ceux qui dépendent de l’aide sociale ont vu leurs revenus augmenter depuis avril (presque doubler en avril pour certains). Même si la chute du rouble a inversé les gains, ce n’est pas encore ressenti par eux. Les prix ont fortement augmentés, cette partie de la population se sent encore gagnante par rapport à la vie avant l’annexion.
Les personnes qui travaillent ont plus du mal en général, surtout depuis juin-juillet, quand le nouveau pouvoir a commencé l’expropriation des usines et sociétés pour les donner aux propriétaires russes ou des personnes proches de l’actuel gouvernement.
La façon dont les personnes sont traitées dépend du niveau de leur loyauté au nouveau pouvoir.
Quel avenir la Russie de Poutine prévoit-elle pour la presqu’île ?
La seule chose claire pour l’instant est que le statut de la Crimée soit avant tout une base militaire. La Russie ne cesse d’y transférer des armements et des militaires. Beaucoup des sites civils (ports, usines, terrains) sont passés sous l’autorité militaire. A la population, ils expliquent que c’est pour « faire de l’ordre » et « bien gérer » ces sites, ce qui a l’air rassurant aux nostalgiques de l’Union Soviétique.
Il y avait des déclarations de promotion du business touristique et de création d’une zone de jeux de casino, mais le projet a l’air discutable et n’a pas encore abouti à des actions concrètes.
J’ai vu les chiffres suivants : en Ukraine la Crimée était subventionnée à environ 60% par le pouvoir central. Annexée par la Russie, le taux de financement est passé à 95% (estimation du «Maidan des affaires étrangères ») . En plus, la Russie doit investir dans les infrastructures (pont de Kerch, gazoduc, électricité, eau,…). Pourtant le coût pour la Russie, surtout à court terme, dépend de l’Ukraine. Tant que l’Ukraine fournit - presque gratuitement - l’eau, l'électricité, la Russie en profite et peut retarder les investissements.
J’ai vu plusieurs estimations du « coût de la Crimée », mais même le pire scenario est supportable en principe par la Russie, du moins s’il n’y a pas de crise majeure interne. Bien sûr, ça va générer le mécontentement de la part d’autres régions qui voient leurs projets arrêtés en raison de la redistribution des financements à la Crimée. Malheureusement, l’Ukraine ne fait presque pas d’effort pour alourdir ces coûts. Il faut commencer à faire le plus rapidement possible des recours à la justice internationale pour exiger des compensations pour le vol de ressources et expropriations de tous les biens ukrainiens que la Russie a pris en Crimée, les expropriations des biens russes en Ukraine ou à l’étranger, coupure les ressources et les infrastructures gratuites, promouvoir les sanctions contre les entreprises russes, ukrainiennes et étrangères qui sont présentes en Crimée.
Que pensez-vous de la couverture par les médias des évènements actuels en Crimée ?
En France il a eu un gros problème de couverture de l’annexion de la Crimée par les médias. L'annexion et le « référendum » ont été présentés comme quelque chose de bien fait, solide, demandé par la population. Le lendemain du référendum, le 17 mars, quand j’ai ouvert le journal du matin, j’ai vu un petit article « le référendum a eu lieu, 90% de la population de Crimée a voté pour ». Aucune mention que c’était complètement obscur et illégal, préparée en 10 jours sans accès aux registres électorales de la Crimée et dans la situation de blocage absolu physique et médiatique de l’état Ukrainien dans la Péninsule. Personne ne saura jamais combien de personnes sont vraiment venues et comment ils ont voté. Quand je parle aux personnes ici, je vois que tout ce que les français ont retenu sur le sujet : ce n’était pas conforme aux lois ukrainiennes mais bien fait et voulu pour la population. Aujourd’hui on n’en parle plus du tout, et ça produit chez les français une sensation du fait accompli.
Qu’en est-il avec les droits de l’homme ?
La situation avec les droits de l’homme est un désastre. D’abord, juste après l’annexion, ce sont les droit des personnes physiques qui ont été violés (meurtres, enlèvements, pressions physiques ...). Plus tard, les violations de droits de propriété ont commencé par les expropriations des biens, sociétés, etc.
Il n’y a pas de domaine de droits de l’homme (vie, santé, religion, instruction, activité économique, liberté de rassemblement,…) où il n’y a pas de violations.
Il est intéressant que, dans presque toutes les types de violations la force exécutive est la structure appelé «Self-défense de la Crimée » : une organisation illégale militarisée formée en février-mars 2014 pour accompagner l’invasion de « hommes verts » et intimider la population pro-ukrainienne. Ces groupes sont liés à Aksenov, actuel premier ministre qui a un passé criminel, et agissent avec son support non-officiel, voire selon ses ordres.
Quelle est votre vision de l’avenir de la Crimée – à moyen terme ?
On peut envisager plusieurs scénarii : selon l’évolution de la situation économique en Russie, et les actions de l’Ukraine. Le pire scenario pour moi est celui ou l’Ukraine agit comme aujourd’hui – donc rien, pas de politique pour la Crimée et les citoyens ukrainiens de la Crimée. Même si la Russie va mal, et la Crimée va aller mal économiquement avec la Russie, il n’y a pas de forces internes en Crimée qui peuvent générer le retour à l’Ukraine.
Je pense aussi que, même si la Russie arrive à bien gérer la crise économique interne et retourne à la croissance en 1 à 2 ans, la situation économique en Crimée et son développement vont se dégrader petit à petit. Il n’y a pas de forces positives dans le pouvoir de la Crimée ou en Russie qui sont motivées à développer la Crimée. Les motivations du nouveau pouvoir est de profiter au maximum des financements fédéraux pour les projets en Crimée, de répartir les biens locaux etc. La population aussi n’envisage pas de faire des efforts, le « charme » de la Russie pour eux est dans le fait que la Russie va penser à tout et qu'ils n’ont rien à faire.
Quel est le destin des réfugiés de Crimée en Ukraine ? En Russie ?
Les réfugiés de Crimée en Ukraine (qu'on doit appeler "personnes déplacées internes" pour ne pas reconnaître l’annexion) sont aujourd’hui autour de 20 000 personnes, dont 7 000 Tatars de Crimée. Ils ont eu très peu ou pas de support de l’état. La seule chose que l’état à plus ou moins fait était de donner à certains des logements provisoires (sanatorii), donner une résidence provisoire en Ukraine continentale (nécessaire pour percevoir les pensions et les aides sociales) et transférer les étudiants des universités de Crimée aux universités de l’Ukraine continentale.
Pour le reste, y compris le statut de personne déplacée, cadre légal pour les entrepreneurs de Crimée, aide aux familles en difficulté, travail, logement long-terme … rien n’est fait.
Les bénévoles aident les réfugiés dans la vie de tous les jours (nourriture, articles d’hygiène, vêtements, jouets..).
Je ne connais pas de réfugiés de Crimée en Russie, mais il ne doit pas y en avoir beaucoup. Le seul cas que j’ai entendu est un dirigeant d’une entreprise à Kertch qui a perdu son poste après la visite de la « self-défense de Crimée » (l’usine qui était la propriété de Firtash est passée propriété russe). Cette personne est allée vivre en Russie où il semble y avoir trouvé un autre poste.
Il y a par contre des personnes de l’est de l’Ukraine qui sont venus cet été en Crimée « pour fuir la guerre », et effectivement certaines ont été envoyées en Russie, mais je ne connais pas leur destin.
Certaines personnes du Donbass veulent partir vivre en Crimée. Quel conseil vous leur donneriez ?
S’ils ont de la propriété en Crimée, je pense qu’ils peuvent déménager et même demander la citoyenneté russe. Sinon, il ne me semble pas que la Russie fasse des centres d’accueil pour eux en Crimée.
Propos reccueillis par Olga Gerasymenko