Antoine Arjakovsky, directeur de recherches au collège des Bernardins, Paris
- Que vous inspire le renoncement par Kiev à signer un accord d'association avec l'Union européenne ?
Cela montre que la diplomatie ukrainienne n’est ni indépendante ni professionnelle. On ne négocie pas pendant des mois et des années un tel accord d’association pour finalement reculer à la dernière minute. En 2008 à Paris, à l’époque de la présidence française de l’Europe, les grandes lignes de ce traité d’association avaient été établies. Ses composantes clés mettaient l’accent sur le soutien des réformes fondamentales, de la reprise économique et de la croissance, et sur la gouvernance et la coopération sectorielle dans des domaines comme l’énergie, le transport et la protection de l’environnement, la coopération industrielle, le développement social et la protection sociale, l’égalité des droits, la protection des consommateurs, l’éducation, la jeunesse et la coopération culturelle. Le traité prévoyait également une place importante à certaines valeurs et certains principes: la démocratie et l’état de droit, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la bonne gouvernance, l’économie de marché et le développement durable. Le rapport de la Banque mondiale sur l’Ukraine en 2011 proposait exactement le même type de réformes. Chacun comprenait, à commencer par Youlia Tymochenko qui était alors premier ministre, que l’Ukraine ne peut plus tergiverser. Elle doit s’inscrire résolument dans le réseau des économies de marché et des régimes démocratiques si elle veut avoir une chance de se développer entre ces deux géants que sont l’Union européenne et la Fédération de Russie. Mais subissant une forte pression des autorités russes, le gouvernement de M. Azarov a reculé devant les conséquences d’un tel ancrage. Il fait perdre beaucoup d’années à l’Ukraine qui risque d’être dépouillée à court terme des deux côtés. Ses entreprises vont être rachetées par les nouveaux oligarques russo-ukrainiens. Et ses élites vont fuir à l’Ouest.
- La proposition de dialogue tripartite - Bruxelles/ Kiev / Moscou - vous parait-elle une option recevable ?
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’inclure la Russie dans la négociation. L’Ukraine est un Etat libre et indépendant qui doit être en mesure de diriger seul sa politique extérieure. Le président Poutine s’efforce de faire croire que l’Ukraine ne peut se développer sans la Russie. C’est rigoureusement faux. D’autant plus que les Européens sont désormais en mesure d’approvisionner l’Ukraine en énergie en cas de pression excessive de Gazprom. En revanche je crois que Bruxelles est le bon partenaire pour les Ukrainiens. Il est regrettable que certains Etats comme la France imposent des exigences trop fortes aux Ukrainiens. Je suis favorable à la libération sans condition de Youlia Tymochenko. Mais je ne pense pas que cela doive être une condition non négociable à un tel traité d’association. Le plus urgent c’est d’ancrer l’Ukraine dans l’espace démocratique européen, de desserrer l’étau moscovite, et de soutenir ceux qui descendent dans la rue aujourd’hui pour défendre l’identité européenne de l’Ukraine. Je suis frappé par le fait que cela coïncide avec le 80e anniversaire du Holodomor. La conscience morale est la base de l’engagement politique.
- Quel état des lieux dressez-vous de la démocratie ukrainienne ?
J’ai organisé en 2012 une semaine sociale œcuménique à Lviv sur l’état de la démocratie en Ukraine. Mon constat est que s’il existe une telle apathie démocratique en Ukraine depuis l’échec des différents gouvernements pro-démocratiques du président Victor Youshenko, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord les Ukrainiens ont une conscience politique qui est encore trop marquée pour les uns par un vieux fatalisme hérité de l’homo sovieticus, et pour les autres, plus marqués de culture semi-chrétienne, par une séparation trop radicale entre le royaume de Dieu et la vie de la cité. De plus c’est toute l’organisation de l’Etat ukrainien qui est à repenser notamment dans l’organisation de son système judiciaire et pénal. Cette réforme du système judiciaire est d’ailleurs l’une des principales exigences des Européens pour signer le traité d’association. Certains hommes politiques pro-européens comme Arsène Yatséniuk proposent même de mettre à la retraite tous les juges et avocats et de former en quelques années de nouvelles promotions sur des bases éthiques. C’est utopique bien sûr mais cela en dit long sur l’état du système. On pourrait dire la même chose sur les relations entre l’Etat central et les régions qui demanderait une réforme profonde comme le souhaitent ardemment les conseils régionaux. Mais il existe un troisième frein au développement d’une authentique démocratie participative en Ukraine : le refus des Européens de l’Ouest de comprendre l’attachement qu’ont les Ukrainiens de construire un Etat de droit sur des bases non libérales et sécularisées. Je parle de ce point en détail dans mon livre Pour une démocratie personnaliste (paru chez Lethielleux en 2013). Il me semble que la prise de conscience que la démocratie est d’abord en crise en Europe occidentale devrait nous mettre à l’écoute de tous ceux qui à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe proposent un nouveau type de construction étatique fondée sur la promotion inconditionnelle des personnes comme êtres de relation disposant d’une dignité infinie. Un dernier mot source d’espoir pour moi. Je suis frappé par le fait que la diaspora ukrainienne organisée, partout dans le monde soutienne ouvertement l’ancrage européen et démocratique-participatif de l’Ukraine. Et puis il y a encore en Ukraine une culture parlementaire et une liberté d’expression possible dans les médias. C’est là l’un des traits majeurs d’opposition avec la situation de la société russe. Ces 3 aspects pourraient bien faire basculer l’Ukraine un jour dans l’Europe politique. Mais il faudra pour cela que des Européens convaincus soient en mesure de l’accueillir.
Propos recueillis le 25/11/2013 par Frédéric du Hauvel