Descendant d’une grande famille poussée à l’exil par la révolution de 1917, Michel Terestchenko est de retour en Ukraine 85 ans plus tard. Aujourd’hui il y travaille avec succès dans l’agriculture, écrit des livres, fait du mécénat et a créé une fondation. Il a accordé un entretien à Perspectives.
Quel est votre parcours personnel ? A quel moment avez-vous pris conscience de vos racines ukrainiennes?
Je connaissais déjà un peu Kiev, grâce à deux voyages familiaux réalisés en 1994 (exposition sur la famille au Musée d’Art Russe lorsque la « rue Répine » fut rebaptisée « rue Terestchenko ») et en 1998 (pour l’inauguration de la Galerie Bohdan et Barbara Khanenko après sa restauration). Mais lorsque j’ai eu la chance de découvrir notre « petite patrie » de Glukhov, le 31 mai 2002 et de visiter à la fois la merveilleuse église des Saintes Trois-Anasthasies, la crypte ou la plupart de mes ancêtres avaient été enterrés (leur tombe ayant ensuite été profanée en 1918) et la résidence familiale située juste en face de la cathédrale (devenue depuis 1932 l’Institut National des Plantes à Fibres – chanvre et lin), alors là vraiment, j’ai retrouvé nos racines familiales ukrainiennes.
Qu'est-ce qui vous a incité à quitter la France et à vous installer en Ukraine ?
A tous ceux qui me posent cette question, je fais toujours la même réponse qui est la seule vraie : je n’ai jamais décidé de moi-même de quitter la France. Simplement, les gens de Glukhov qui m’ont accueilli en mai 2002 m’ont demandé de les aider et la chaleur de leur accueil était telle que je ne pouvais refuser. J’avais le sentiment d’être reçu comme le fils de la famille parti depuis longtemps. En essayant de les aider, en amenant vers eux des partenaires pour l’Institut des Plantes à Fibres de Glukhov (liniers et chanvriers français) et des investisseurs (Champagne-Céréales, Agrogénération, Tereos,..) pour cultiver les riches terres autour des anciennes sucreries de ma famille se sont créées naturellement nombre d’obligations pour lesquelles j’ai commencé à retourner régulièrement en Ukraine et aussi bien sûr nombre d’opportunités. A tel point que j’ai ensuite très vite passé plus de temps en Ukraine qu’en France, sans doute car je m’y sentais plus utile et donc cela m’a permis d’enrichir le sens que je pouvais encore donner à cette deuxième partie de ma vie.
Quel accueil avez-vous reçu en Ukraine ? Comment fut interprété votre retour aux sources ?
Au début, beaucoup de gens n’ont pas compris. Je me vois encore disant au Directeur de l’Institut de Glukhov (ancienne résidence familiale) : « si nous avions de l’argent, nous vous aiderions autrement – mais ma famille, après avoir tout perdu suite à la révolution de 1917, n’est plus riche, je ne peux vous apporter que mon travail, mais je m’engage à le faire autant que je le pourrai ». Je ne pense pas que beaucoup aient alors cru à la sincérité de mes paroles… Mais maintenant je n’ai plus rien à dire car tous peuvent voir ce qui se passe. Je n’ai pas économisé mes efforts, j’ai pris tous les risques sans doute bien aidé par la bonne étoile de mes ancêtres. J’ai été jusqu’au bout de ce que je pensais être devenu mon devoir – pour ne pas dire mon sacerdoce et l’Ukraine en retour a été extrêmement généreuse avec moi. Je vis désormais à Kiev, développe mes affaires de production de fibres naturelles à partir du lin et du chanvre à Glukhov comme à Jitomir, sur les anciens territoires des sucreries familiales. Je cultive les mêmes champs que mes ancêtres cultivaient il y a plus de 100 ans et tout se passe très bien.
Vous avez concouru à l'arrivée d'investisseurs français en Ukraine. Quel est l'atout principal du pays ? A contrario, quel est son défaut majeur ?
Je dis souvent que j’ai finalement redécouvert le « trésor des Terestchenko », puisque la légende voudrait que ma famille ait dans le passé découvert un trésor, … mais qui n’est rien d’autre que « le meilleur peuple du monde vivant sur les meilleures terres du monde ». Et la conjonction d’un peuple expert des choses de la terre qui n’a pas perdu son âme (on dit qu’un agronome sommeille dans tout Ukrainien ou toute Ukrainienne), de longues traditions agraires, et de la permanence d’une terre aussi riche et fertile. C’est surement l’atout principal de l’Ukraine.
Le défaut majeur de l’Ukraine est que le pays a peur de lui-même. Tant de jeunes Ukrainiens pensent qu’ils ne pourront pas y arriver dans leur pays, qu’ils aiment pourtant beaucoup car les Ukrainiens sont toujours positivement « patriotes » ! Tant de personnes qui vivent dans un pays magnifique pensent que le ciel est plus clément sous d’autres frontières ! Tant de jeunes diplômés vont offrir leurs talents à d’autres pays qui ne savent d’ailleurs pas toujours les apprécier ! Tant de jeunes mères vont priver leur nation d’enfants dont l’Ukraine aura tant besoin demain ! Je voudrais tant que cette hémorragie s’arrête, qu’au contraire cette tendance s’inverse et que l’Ukraine devienne une terre d’immigration - comme le « Canada de l’Europe » ! J’espère que mon exemple en inspirera d’autres… c’est ma manière à moi de contribuer modestement à la reconstruction de mon pays.
Vous avez investi dans les filières du chanvre, du lin ainsi que du miel. Pourquoi ces choix ?
J’ai cherché des productions à la fois agricoles et écologiques, ancrées à la terre et ne dépendant pas d’une technologie trop complexe, héritières de fortes traditions nationales, porteuses d’image à l’étranger, et où l’Ukraine aurait la possibilité de devenir leader mondial. Nos fibres naturelles ukrainiennes de lin et de chanvre remplacent déjà tous les jours de plus en plus de fibres de verre, toxiques pour l’homme, néfastes pour l’environnement et non-recyclables. L’Institut de Glukhov revit non plus pour les utilisations textiles des fibres naturelles pour lesquelles l’Ukraine n’est plus compétitive face à la Chine, mais pour leurs applications techniques : pièces pour l’automobile, matériaux de construction isolants, biomasse…, dont les marchés se trouvent tout autour de l’Ukraine. Et alors que la production de fibre de verre nécessite énormément d’énergie fossile, chaque hectare que nous semons en lin nettoie la planète de 3,5 tonnes de carbone… Bientôt l’Ukraine sera le leader mondial de la production de fibres naturelles grâce à ses surfaces agraires disponibles et bien adaptées. Il se trouve que ces champs du Nord de la région de Sumy, comme les régions de Tchernigov, de Jitomir ou de Rovno sont à peu près les mêmes que les anciennes zones des sucreries de ma famille avant 1917 ! Quant au miel, il est clair que l’Ukraine est le « honeyland » mondial ! Je suis particulièrement heureux que nous soyons arrivés à obtenir l’organisation à Kiev (du 29 Septembre au 4 Octobre 2013) du grand salon APIMONDIA 2013 pour lequel tous les apiculteurs et tous les acteurs de la filière du miel viendront du monde entier visiter l’Ukraine et rencontrer ses apiculteurs. Il est certain que le goût et les qualités du miel ukrainien vont convaincre le plus grand nombre des visiteurs. Ce sera donc là-aussi une chance d’améliorer l’image de l’Ukraine dans le monde !
Vous avez créé la fondation Terestchenko. Qu'est ce qui a motivé sa création et quels buts poursuivez-vous?
Ayant écrit deux livres (« Le Premier Oligarque » est l’histoire de mon grand-père ukrainien et de ma famille – et « Sur les traces du trésor des Terestchenko » est le récit de ma propre histoire en Ukraine de 2002 à 2012), j’ai souhaité créer une fondation pour recevoir les droits d’auteur et les utiliser pour participer au maintien en Ukraine d’activités encore présentes dans les bâtiments construits par ma famille avant 1917 à Kiev comme à Glukhov : églises, hôpitaux, universités, écoles, bibliothèques, musées… Ils ont construit tant de belles choses, qui pour la plupart sont encore là de nos jours mais nécessitent restauration et soutien ! De plus, le but final de cette « Terestchenko Heritage Foundation » est de redonner à mes ancêtres une dernière demeure respectable et de rassembler dans la terre de notre « petite patrie » de Glukhov tous les membres de la famille morts en exil de par le monde et souvent enterrés isolément (comme mon grand-père sur les hauteurs de Monte-Carlo). La tombe familiale de Glukhov où étaient enterrés Arteme et sa femme Euphrosine, Nikola et sa femme Pélagie (mes arrière-arrière-grands-parents), et Fiodor Terestchenko, a été profanée en 1918 et jamais reconstruite depuis. C’est mon devoir de retrouver leurs restes dans le sous-sol de cette crypte et de reconstruire leur tombe proprement - mais je ne sais si j’y arriverai tout seul d’où l’utilité de cette Fondation.
Vous avez obtenu l'engagement de plusieurs mécènes français dans divers projets en Ukraine (rénovation de l'hôpital pour les enfants malades de Kiev, échange d’expériences entre infirmières puéricultrices des deux pays etc). Quelle est votre motivation et quels résultats escomptez-vous ?
Malheureusement cela reste très modeste, à la hauteur de mes droits d’auteur et de mes actuels revenus en Ukraine. Mais là-aussi j’espère que cela servira d’exemple et d’entraînement pour faire toujours plus. Le monde de la santé en Ukraine est malheureusement aujourd’hui dans un état déplorable. Il me fait peur. La situation est très critique et c’est sûrement là où l’Ukraine a le plus besoin d’aide aujourd’hui. L’Ukraine est un grand pays européen mais malheureusement sa médecine héritière du système soviétique est au niveau d’un pays pauvre du Tiers-Monde. Et ce malgré les compétences personnelles et le dévouement extraordinaires de certains médecins ukrainiens, mais qui n’ont pas les moyens de travailler normalement dans un environnement très corrompu et ont donc une forte tentation de s’installer à l’étranger. La meilleure manière d’aider aujourd’hui l’Ukraine est d’aider la médecine. Car, comment peut-on vivre confortablement dans un pays ? Comment peut-on envisager d’y faire des enfants, si l’on ne peut avoir confiance dans les maternités, les hôpitaux ou les docteurs ? C’est une urgence aujourd’hui, sans doute la plus grande urgence pour l’Ukraine. L’exemple que mes ancêtres ont donné en fondant des hôpitaux gratuits et efficaces dans toute l’Ukraine avant 1917 est donc sûrement pour moi la plus grande inspiration. Je voudrais qu’elle le soit aussi pour tous les riches Ukrainiens contemporains.
En Ukraine, vous avez publié deux livres. Le premier est consacré à votre grand-père qui fut ministre des affaires étrangères et ministre des finances du gouvernement provisoire de la Russie en 1917 et le deuxième à votre retour en Ukraine. Seront-ils publiés en France ? Avez-vous d'autres ouvrages en préparation ?
Je pense que le premier livre – « Premier Oligarque » - déjà publié en Ukraine avec un certain succès en langue ukrainienne et en langue russe (les deux versions sont d’ailleurs en vente à la Librairie Russe de la Rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris), sera bientôt disponible en français et en anglais. En tous cas, j’ai déjà signé avec la maison hollandaise « Glagoslav Publications » un accord en ce sens. Je viens de commencer un troisième ouvrage car, mes champs étant recouverts par la neige et l’hiver en Ukraine étant long, je profite du repos hivernal pour m’essayer à l’écriture. Il s’agira d’une pièce de théâtre retraçant en cinq tableaux les cinq dernières années (de 1917 à 1922) de la vie de ma grand-tante Barbara Khanenko (née Terestchenko), la fondatrice du musée qui porte son nom à Kiev. Elle est la seule de la famille à avoir refusé de quitter l’Ukraine en 1918 pour tenter de protéger les collections d’art familiales de la destruction. Cette pièce « Khanenkivka » tentera d’expliquer son geste, de lui rendre hommage et de mettre en valeur l’un des plus beaux musées du monde, aujourd’hui encore à Kiev grâce à sa générosité et à son dévouement… J’aimerais que la première soit jouée à Kiev dès l’hiver prochain, mais je viens juste de commencer et cela représente un peu de travail alors je n’en suis pas certain. Mais j’essaierai de toute façon de faire, avec l’aide de la Fondation, quelque chose de bien pour le Jubilé des 100 ans du Conservatoire Piotr Tchaïkovski offert par mon grand-père à la ville de Kiev et inauguré le 3 Novembre 1913…
Votre grand-père s'était personnellement porté garant des emprunts russes. Que cela vous inspire-t-il ?
Il ne s’agit pas des « emprunts russes » de l’époque tsariste, mais des « Emprunts de la Liberté » absolument nécessaires pour reconstruire le pays et pouvoir continuer la guerre contre les occupants allemands en 1917, lorsque mon grand-père fut nommé Ministre des Finances du premier gouvernement provisoire après la révolution libérale de Février 1917, et qu’il trouva alors les coffres de l’Etat absolument vides. Je suis seulement fier que mon grand-père ait su rembourser tous ses créditeurs (les plus grandes banques internationales) lorsqu’il s’est retrouvé ensuite face à eux lorsqu’il dût s’exiler après 1918 en France et en Angleterre. D’autres sans doute n’auraient pas su faire face à de telles obligations. Bien sûr, il a dû tout vendre : son yacht « Yolanda » de 127 mètres de long, sa luxueuse villa « Mariposa » sur les hauteurs de Cannes,…, et il a travaillé pour ses créanciers jusqu’en 1938. Mais il s’agit de choses matérielles et donc ce n’est pas si grave. Il avait beaucoup reçu et on lui a beaucoup repris. C’est un peu une leçon pour tous les oligarques actuels et sans doute une des raisons pour lesquelles j’ai intitulé l’histoire de sa vie « Le Premier Oligarque ». Je suis seulement heureux et fier que les difficultés matérielles n’aient en rien changé sa détermination de respecter les principes de notre devise familiale « Notre Ambition est le Bien Public ». Dans une plus humble mesure, j’essaie moi aussi de m’y conformer autant que je le peux.
Propos recueillis par Olga Gerasymenko