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18 mars 2015 3 18 /03 /mars /2015 16:44
Vlad Troitskiy
Vlad Troitskiy

D’une énergie inépuisable et d’un talent incontestable, ce grand réalisateur ne cesse d'apporter une bouffée d’air frais à l’art ukrainien. Ses créations n’ont pas de frontières, ses spectacles outrepassent l’ordinaire et l’imaginaire et font écho à l’actualité en laissant le spectateur tête à tête avec ses réflexions. On s’est rencontré avec Vlad Troitsky à la veille du concert de Dakh Daughters dans le cadre du festival WorldStock, où les filles se sont produites le 2 décembre au Théâtre des Bouffes du Nord. Une découverte musicale pour les uns, et une nouvelle dose d’excitation pour les autres. Dès la première chanson, sorte de mini-spectacle, freak-cabaret plonge le public dans un état hypnotique, une euphorie dont on ne sort qu' à la fin du concert. Le ravissement et les bravos de l’auditoire ne laissent aucun doute sur la créativité, la puissance des idées et le génie d’un grand maître !


Quand on parle des spectacles « Stantsia », créés en collaboration avec Stéphane Ricordel ; « En Passant », mis en scène par Dmytro Iarochenko et Deni Lavant et « Resist(r)ance », la création musicale de Vlad Troitsky et Patrick Fradet, présentée cette année à GogolFest... D'où vient cette coopération avec la France et comment les projets franco-ukrainiens naissent-ils ?


Je ne me rappelle plus mais ça dure depuis longtemps. On a donné beaucoup de concerts, on s’est produit pendant les festivals, on a joué il y a 3 ans au Théâtre de la Ville. Ça fait déjà 5 ans environ qu’on coopère étroitement. La collaboration vient de l’intérêt commun: ils s’intéressent à nos projets et nous sommes curieux de leur travail. Une fois l’intérêt commun né, on obtient l'accord. Tout a commencé par une personne qui est venue à Kiev pour le festival GogolFest, puis il y en a eu trois, dix... C'est ainsi que nous avons instauré la coopération avec les directeurs de projet des divers festivals , ce qui a donné naissance aux projets coproduits.


L’automne en Ukraine vient avec le festival Gogolfest, qui n’a pas pour l’instant d’analogues. Qu’est-ce que a changé en 7 ans d’existence et quel est son but ?


Qu’est-ce qui a changé ? Tout a changé : le pays, moi, l’équipe qui fait le festival. Sauf le concept. Dès le début de sa création, le festival a été conçu multidisciplinaire et il le reste. Tous les artistes se réunissent dans un espace commun afin de créer des synergies entre eux et le public. GogolFest vise à former une nouvelle image de l’Ukraine. Notre but consiste à promouvoir l’Ukraine sur place et bien au-delà.


“Dakh”, le centre d’art contemporain, vient de fêter ses 20 ans. Le théâtre est connu aussi bien en Ukraine qu’à l’étranger. Vous avez mentionné dans une précédente interview que nos amis étrangers étaient plus intéressés par un projet que par le pays en général. Cette tendance a-t-elle changé au vu de la situation en Ukraine ?


Évidemment, l’attitude est différente. Quoi qu'il arrive, l’Ukraine se trouve de plus en plus au centre d’intérêts géopolitiques du monde. C’est le point de confrontation de deux civilisations. L’image de l’Ukraine ne doit pas se limiter à la situation difficile que nous vivons, mais aussi représenter une "Nouvelle Ukraine", montrer sur quel chemin on se dirige, définir ses convictions, et ensuite se demander ce qu’elle peut offrir au monde. En Ukraine, chaque institution publique suit un vieux modèle, où les gens ne sont pas habitués à penser au lendemain. Malgré ce défi, on observe un sens de l’initiative qui apparaît. Ce sont les gens qui, au lieu de se plaindre et donner tort aux autres, prennent leurs propres initiatives. Ces gens deviennent de plus en plus nombreux et on place en eux de grands espoirs .

Vous, personnellement, “Dakh Daughters” et « Dakha Brakha » avez pris une position civique très claire pendant la Révolution de la Dignité. Ces événements ont-ils influencé le fonctionnement du théâtre ? Cela se réflète-t-il dans les nouveaux spectacles ? Leur ont donné un second souffle ?


L’année dernière a changé tout le pays, sans exception. C'est certain. Le monde subit des changements et il est impossible de ne pas tenir compte des derniers événements. Mon dernier opéra « Koriolan », selon Shakespeare, dont la première a eu lieu le 29 novembre dans le cadre du projet « La Nouvelle Musique », fait notamment référence à tout ce qu’on a subi en Ukraine.

Après Maїdan, l’Ukraine a dû choisir un nouveau Ministre de la Culture pour le gouvernement provisoire. Votre candidature figurait sur la liste des candidats. Pourquoi n'avez-vous pas été élu ? Y avez-vous réfléchi ?


Pourquoi ce ne fut pas moi ? Je vais donner deux raisons. Premièrement, personne ne me nommera jamais en tant que fonctionnaire, deuxièmement – je ne le souhaitais pas. Ce statut pour moi était donc inconcevable. De plus, il était impossible que je bénéficie d’un tel poste, car le pouvoir n’y aurait trouvé aucun avantage. Je suis avant tout réalisateur et non fonctionnaire.

L’état des choses dans le domaine culturel a-t-il changé en Ukraine, avec Yevhen Nyshchuk, qui a occupé la fonction de Ministre de la Culture par intérim à partir de février jusqu’à décembre 2014 ?


Yevhen Nyshchuk, le Ministre de la Culture au gouvernement provisoire du 24 février au 2 décembre 2014 a essayé de changer la situation autant que possible, en théorie… J’aurais plutôt dit que c’était totalement impossible théoriquement. C’est comme réformer un cimetière : quelles que soient les réformes, ça restera toujours un cimetière. Le modèle du Ministère de la Culture comme il fonctionne aujourd’hui, a été créé en 1930. C’est une histoire stalinienne qui visait à transmettre une certaine idéologie. Après la chute de l’Union Soviétique, aucune nouvelle idéologie n'est née. Elle s’est transformée en idéologie de la cleptomanie : le vol d’un côté, et l’ancien système de l’autre. C’est dans un tel état « soviétique » et « archaïque » que la fonction publique existe encore aujourd’hui.


Le 21 novembre les filles de « Dakh Daughters » ont fêté son 2ième Anniversaire. Cette musique de nouveau format ne peut pas laisser insensible, ni en Ukraine, ni à l’étranger. Quelle est la clé de cette réussite ?


Le groupe Dakh Daughters n'est pas né sur une feuille blanche. A cette époque le théàtre Dakh et le groupe DakhaBrakha avaient déjà créé la piste. Donc ça a certainement servi un background. Ayant une bonne formation et du talent, les filles ont choisi un style de musique subversif et explosif. Les filles sont très douées et talentueuses. Il ne faut pas oublier qu’elles sont comédiennes et jouent au théâtre Dakh depuis 10 ans. On peut faire référence à la cuisine : si un cuisinier possède une bonne recette, sait mélanger des ingrédients, il aura un bon plat. Voilà, c'est ce qu’on a réussi.


Vous parlez toujours de deux types de rêves : un qui est réalisable et celui qui restera un rêve. Avez-vous un projet précis absolument impossible à réaliser ?


Si je veux réaliser un spectacle, je ne vois aucun obstacle. Bien sûr que j’ai un rêve. Je rêve que l’Ukraine devienne un État éclatant. Qu’elle sorte de la nostalgie soviétique et de l’immaturité, pour que les gens cessent de se renvoyer la balle et de se comporter en victimes. L’Ukraine est un pays digne, nous l’avons prouvé cette année. En principe cela pourrait servir une réelle avancée, apporter une solution aux phénomènes de crise. Pas uniquement à l’intérieur du pays mais aussi sur le continent euroasiatique. Il est clair que la Russie subit une crise profonde, mais l’Europe aussi ! La différence est qu'elles se manifestent de manières distinctes. La Russie se trouve sous l’autaritarisme et la dictature de Poutine tandis que l’Europe, une civilisation bien-formée, se confronte aux défis de ce monde, y compris le multiculturalisme, l’immigration, des problèmes sociaux et l’infantilisme des Occidentaux. Une fois nés, les européens considèrent que le monde est à leurs pieds. Il faut savoir camper sur ses positions mais le problème est qu’on n’a pas beaucoup d’énergie. Le jeu entre la tolérance et le radicalisme en même temps peut mal se terminer.


Comment se débarrasser de la conscience soviétique qui nous poursuit depuis 23 ans?


Il y a toujours le divin et un héro qui vivent dans nos têtes, c’est-à-dire une personne libre et un esclave-conformiste qui préfère rester silencieux, ne pas risquer. Tant qu’il y aura cet esclave, on restera dans la dimension soviétique. Je tiens à indiquer qu'un homme libre n’apporte aucun profit à personne. C’est une question de liberté mûre, et non d’anarchie. Être libre pour une personne signifie être digne, être prête à défendre cette liberté, que les autres partagent les mêmes valeurs éthiques.


Ce concert de Dakh Daughters est-il différent des autres ? Comment Vlad Troitsky surprendra-t-il le public franco-ukrainien au Théâtre des Bouffes du Nord?


Chaque concert est un spectacle. Tout d’abord il s’adapte à un espace et aux conditions où il se trouve. Le Théâtre des Bouffes du Nord est un lieu légendaire, avec sa propre histoire et son atmosphère. On a ressenti cette ambiance, essayé de bénéficier de sa force en y ajoutant la nôtre. Réussi ou pas, c’est vous qui déciderez.

Propos recueillis par Karina Krasnosilska

Gogolfest 2014, ouverture

Dakh Daughters, Zozoulytsia

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