Rencontre avec Maxime Deschanet, doctorant à l'INALCO, auteur de la préface de « Histoire de la guerre des cosaques contre la Pologne »
Dans quel contexte historique et politique s'est développé la cosaquerie ukrainienne ?
La naissance des Cosaques ukrainiens fut la conséquence de la longue guerre entre sédentaires et nomades qui ruinaient les produits de la civilisation. C’est donc en temps qu’organisation d’auto-défense que cette classe de paysans-soldats se développa et prit, sous le nom de Cosaques, une part active dans l’Histoire ukrainienne.
Les Cosaques formèrent alors une nouvelle aristocratie pour la population ukrainienne, et devinrent ce qui est considéré comme un phénomène historique unique.
Les Cosaques n’existaient pas uniquement en Ukraine. Des conditions analogues créées par les risques d’attaques tatares engendrèrent, en Russie, la création de communautés similaires sur le Don, le Terek et le Iaik.
L’oppression sociale, introduite par la Pologne en Ukraine après l’Union de Lublin - digne d’un empire colonial selon Daniel Beauvois - servit les Cosaques en leur fournissant un nombre croissant de recrues, fuyant le servage et les taxes exorbitantes. La même chose se produisit en Moscovie. Les Cosaques étaient donc vus comme un refuge pour les mécontents en quête de liberté. De même, les historiens russes considèrent les Cosaques russes comme des éléments rebelles : bien qu’ils rendirent de grands services à la Moscovie, en conquérant et colonisant de vastes territoires dans l’Oural ou la Sibérie, les Cosaques russes étaient toujours en opposition avec le gouvernement qui les employaient ; et les conflits furent fréquents jusqu’à la révolte de Pugatchev, à la fin du XVIIIème siècle. Après cet événement, le gouvernement russe conquit totalement ses Cosaques et les transforma en des troupes soumises, mais toujours irrégulières.
Les Cosaques d’Ukraine connurent une évolution différente. Ils étaient en opposition constante avec le gouvernement polonais. Mais l’Ukraine était gouvernée par des étrangers et l’opposition n’était pas seulement sociale : elle avait également des caractères politique, national et religieux. C’est pour cela que le rôle joué par les Cosaques en Ukraine fut dissemblable de celui en Russie.
Que sait-on de Pierre Chevalier et dans quel but a-t-il écrit l’Histoire de la guerre des Cosaques ?
Les biographes, comme les bibliographes, sont complètement muets sur Pierre Chevalier et nous n'avons d'autres renseignements que ceux qu'il nous a donnés lui-même : à savoir, qu'il a voyagé en Pologne dans les années 1640 (il semble d’ailleurs parler polonais, car toutes les villes sont nommées avec l’orthographe polonaise correcte de l’époque), qu'il a été secrétaire de l'ambassade de France à Varsovie en 1648 et qu'il a commandé un régiment de 2000 Cosaques engagés dans les armées françaises, avant de siéger à la Cour des Monnaies. Selon ses propres dires, Chevalier a rédigé son ouvrage car "estant informé du peu de commerce que nous avons avec les Cosaques et les Tartares, qui sont gens d'ailleurs à ne pas autrement occuper à escrire leurs Histoires, ne trouvoit pas estrange que l'on en ait dit si peu de chose" ; il désirait ainsi "rendre publiques tant de belles actions, qu'ils se sont contentés de faire seulement, sans prendre aucun soin de les transmettre à la postérité, ou de les débiter aux autres nations".
Quel portrait Pierre Chevalier dresse-t-il de Bohdan Khmelnytsky ? Et plus généralement comment considère-t-il les cosaques ?
L’opinion de Pierre Chevalier sur les Cosaques n’est pas très cohérent : en dépit de sa prétention d’être l’historien des Cosaques ukrainiens et sa probable admiration envers Bohdan Khmelnitski, qu’il appelle le « Cromwell de l’Est ; ambitieux, brave et courageux comme celui d’Angleterre », il est très critique envers ces derniers et les considère comme rebelles. Cela peut se justifier par plusieurs raisons.
Tout d’abord, Pierre Chevalier est un noble et un catholique, ce qui créé une solidarité de classe et de religion entre l’auteur et la noblesse polonaise. Donc il lui était impossible de soutenir une révolution nationale et sociale comme celle de 1648.
Néanmoins, Chevalier ne pouvait passer sous silence les injustices imposées par l’impérialisme polonais aux Ukrainiens, en particulier le servage : « Les paysans de l’Ukraine et des provinces voisines sont comme des esclaves […] étant obligés de travailler trois ou quatre jours de la semaine pour leurs seigneurs, soit avec leurs chevaux ou de leurs bras… ». En conséquence, l’auteur justifie les révoltes : « Il ne faut pas s’étonner de leurs fréquentes révoltes, et si dans les dernières guerres ils ont disputé et défendu leur liberté avec tant d’opiniâtreté ; mais ce rude esclavage a faire éclore tous ces braves Cosaques Zaporogues, dont le nombre s’est fort accru depuis quelques années par le désespoir […] en les contraignant d’aller chercher leur liberté et la fin de leurs misères parmi les autres ».
Comment expliquez-vous que dans la seconde partie du XVIIe siècle, la France manifestait un certain intérêt pour l'Ukraine ?
Le phénomène des Cosaques, défenseurs et combattants de la liberté, était attrayant pour les Français et l’Europe occidentale en général, et nombreux ont été fascinés par ces protecteurs de la foi, par leur justice sociale et leur ordre démocratique exemplaire. Cependant cet intérêt ne date pas de la seconde moitié du XVIIème siècle. Selon Arkady Joukovsky, dès 1531- date de la première mention des Cosaques en France - les informations et les rapports les concernant se sont multipliés et saluaient la nouvelle force chrétienne contre les infidèles, suite aux opérations maritimes que les Cosaques entreprirent au début du XVIIème siècle en Mer Noire où, grâce à de petits navires nommés Chaïkas (littéralement « mouette » en Ukrainien) les Cosaques défiaient le puissant Empire ottoman, encore très puissant à l’époque.
Quel regards les historiens ukrainiens portent-t-ils sur l'Histoire de la guerre des Cosaques ?
La première étude entièrement consacrée à l'Ukraine faite par un Français, qui plus est ayant vécu dix-sept ans sur place, fut la monographie de Guillaume Le Vasseur de Beauplan, Description d'Ukranie (réédité par L’Harmattan en 2002). Son ouvrage a eu un succès exceptionnel. Outre quatre éditions, pendant la vie de l'auteur - 1651, 1660, 1661 et 1673 -, il fut également publié aux XIXème et XXème siècles, traduit dans plusieurs langues et servit même à Nikolaï Gogol pour son roman Tarass Boulba.
L’Histoire de la guerre des Cosaques, parut douze ans après la Description d’Ukranie, a largement été occultée par cette dernière, comme le montre le nombre d'éditions (3 contre 8 pour les éditions françaises, toutes époques confondues), et fut même ignorée par certains historiens, dont le grand historien ukrainien Mykhailo Hrushevsky. Une critique injuste sur l'Histoire de la Guerre des Cosaques contre la Pologne est qu'il s'agirait d'une simple compilation des ouvrages de Beauplan et de Pastorius. Les deux premiers chapitres (Les "Discours") seraient une reproduction de l’œuvre de Beauplan, tandis que les deux derniers, sur la guerre des Cosaques, seraient issus de Pastorius. Pastorius étant un écrivain polonais qui, en 1652, a écrit sa version de la guerre des Cosaques, en s'arrêtant à la paix de Bila Cerkva de 1651. Or, Chevalier, qui écrit en 1663, termine également son ouvrage en 1651, alors que la guerre n'était pas terminée.
Néanmoins, il faut reconnaitre que, sur le plan historique, l’Histoire de la guerre des Cosaques dépasse de loin la Description d’Ukranie. En effet, Pierre Chevalier a tout de même fait un véritable travail d’historien car il s’est appuyé sur des sources, et parfois même trop. En effet, le Discours des Tatars Précopites est très proche des écrits de Beauplan sur ces mêmes Tatars, ce qui fait que l’ouvrage de Chevalier fut souvent considéré comme une reprise de l’ouvrage de Beauplan. Mais, pour toutes les raisons évoquées plus haut, on peut affirmer que, sur le plan historique, l’ouvrage de Chevalier dépasse de loin celui de Beauplan et représente un véritable travail d’historien, selon les critères du XVIIème siècle. Et pour cela il faut vraiment promouvoir son utilisation comme source sur le soulèvement de Khmenitski, connu dans l’historiographie ukrainienne comme « Guerre de libération du peuple ukrainien". L’ouvrage de Pierre Chevalier a été actualisé en Ukraine, grâce à plusieurs travaux, dont la traduction ukrainienne réalisée sous les auspices de O.Bevzo et A.Baraboj, à l’Institut d’Histoire de l’Académie de Kyïv, en 1960, ainsi que les travaux plus récents de E.Lunyak parus en 2011 dans le Journal historico-archéologique de Soumy, « Les travaux de Pierre Chevalier : une première étude de la révolte de Khmelnitski en France ».
Propos recueillis par Frédéric du Hauvel