Quel chemin vous a conduit pour revenir en Ukraine ?
Je suis venu pour la première fois en Ukraine en 1991. Agé alors de 13 ans, je ne comprenais pas l’importance de ce voyage en Galicie, sur la trace de nos racines familiales, à un moment historique… juste après l’indépendance de l’Ukraine. Mon réel intérêt pour l’Ukraine est né à la mort de mon grand père en 1998. Je réalisais qu’enfant, je n’avais pas porté suffisamment d’attention à ses propos passionnés sur le pays qu’il aimait plus que tout, malgré tout le respect qu’il avait pour la France, son pays d’accueil. Ce fut un déclic, je ressentais plus que jamais le besoin d’en savoir d’avantage sur le pays de mes grand-parents, sur son histoire, son présent. Encouragé par mes parents, mon intérêt pour notre pays d’origine n’a cessé de grandir. A la mort du célèbre dissident ukrainien Vyacheslav Chornovil en 1999, mon attention s’est portée en particulier sur le combat pour la liberté des dissidents ukrainiens des années 1960, qui allaient devenir le sujet de mon D.E.A d’histoire contemporaine à la Sorbonne. L’occasion de faire des rencontres importantes pour la suite de mon engagement, à commencer par les anciens dissidents Leonid Pliuchch et Nadia Svitlychna. Lorsque j’ai participé a des cours d’été à Harvard en 2001, j’ai fait la connaissance de l’historien ukrainien Yaroslav Hrytsak, qui m’a proposé d’enseigner le français à l’université catholique de Lviv un an plus tard. Sans le savoir, j’allais m’installer pour un moment en Ukraine.
Depuis quand êtes-vous installé en Ukraine et y êtes-vous trouvé ?
Lorsque j’ai enseigné le francais pendant un semestre, cela m’a permis de travailler tout en poursuivant mes recherches de doctorat sur les dissidents et en photographiant l’Ukraine. Peu de temps après, un critique d’art kiévien m’a proposé d’exposer pour la première fois mes photos à l’Institut français de Kiev, ce qui m’a permis de faire connaissance du personnel de l’ambassade de France. Quelques mois plus tard, le poste de directeur du Centre francais de Lviv se libérait, je me trouvais au bon endroit au bon moment. A partir de 2003 je devenais diplomate français et m’installais pour deux ans à Lviv, tout en continuant de photographier et d’exposer mon travail, à la galerie parisienne du Pont-Neuf entre autres. A la fin de mon contrat, j’avais vécu en Ukraine des moments d’une rare intensité, à commencer par la Révolution orange. Je décidais alors de rester dans ce pays, d’assister et de témoigner comme photojournaliste de son évolution et de sa construction, malgré des moments de doute concernant mon avenir incertain. Mon travail a continué d’être exposé dans différents pays, et a commencé a être publié par la presse internationale. En parallèle, j’ai créé il y a deux ans une maison d’édition, « Leopol », pour essayé de partager une vision encore plus large de l’Ukraine, à l’aide de différents auteurs. Son but est de voyager à travers les époques pour mettre en valeur le patrimoine culturel de Galicie dans un premier temps et d’Ukraine plus généralement.
Par conséquent, je me sens bien en Ukraine, où il y a tellement à faire découvrir, où de nombreuses pages de l’histoire restent à écrire. Et puis, j’ai trouvé ici une profondeur spirituelle, certainement liée aux moments d’adversité qu’a connu et que continue de connaitre le peuple ukrainien. Enfin, j’aime ma ville d’adoption, Lviv, qui a été relativement épargnée par les bombardements pendant la guerre. Aujourd’hui il y fait bon vivre, l’Union européenne est à moins de 100 km et la ville nourrit de grandes ambitions culturelles. En matière de paysages, je suis gâté par une belle diversité entre les Carpates et la mer Noire.
Vous étiez un des co-fondateurs et journaliste de « Katchka », ce « canard » francophone qui parlait de l’Ukraine. Quels souvenirs vous en gardez ? Est-il prévu de mettre votre archive en ligne ?
« Katchka, le canard ukrainien » était à la base le journal de l'association des Etudiants ukrainiens en France que nous avons réanimée à partir de 2000, à l’aide d’un étudiant de Volhynie en particulier, venu s’installer à Paris, Volodymyr Poselsky. Notre but était avant tout de rapprocher les étudiants français d’origine ukrainienne des étudiants ukrainiens venus étudier en France afin de construire ensemble une vie associative. Notre activité s’est rapidement developpée et diversifiée, hormis les soirées à la cité universitaire de Paris, notre manifestation à Strasbourg contre l’exclusion de l’Ukraine du Conseil de l’Europe et d’autres actions... nous avons lancé notre propre journal en 2001 avec un autre compagnon de route, Sviatoslav Mazuryk. Cette initiative coïncidait avec l’assasinat en Ukraine du journaliste d’opposition Guéorgui Gongadze. Nous avons ressenti un besoin urgent d’informer en français sur l’actualité en Ukraine, comme sur son histoire. Nous visions un public francophone avec ou sans origines ukrainiennes, la sauce a pris, nous avons publié une vingtaine de numéros en préservant une précieuse indépendance et une liberté de ton, grâce au soutien de plusieurs centaines d’abonnés.
L’appétit venant en mangeant, au fil des mois, les pages se sont multipliées, tout comme le nombre d’auteurs, parmi lesquels le politologue Mykola Ryabchouk, les historiens Arkady Joukovsky et Jean-Louis Panné, la journaliste Alla Lazareva, le tout agrémenté des caricatures mordantes de Boian Mazuryk. Avec un tirage d’environ 1500 exemplaires par numéro, Katchka était également distribué dans les Centres francais d’Ukraine, dans les bibliothèques, et nous collaborions avec la revue politique et culturelle de Lviv « Ji ». La Révolution orange a sonné la fin du régime autoritaire du président Koutchma, nous n’avions plus la même motivation, nos vies familiales et professionnelles ne nous permettaient plus de consacrer nos week-ends à produire un journal bénévolement. L’argent des abonnements a suffi à financer l’impression du dernier numéro de 16 pages en couleur. Ce fut une très belle aventure, qui aura duré 3 ans. En principe les archives de Katchka seront bientôt sur le site web de Sviatoslav Mazuryk en cours de construction.
Depuis ce mois d’avril vous présentez votre exposition photo « Les Ukrainiens : entre Est et Ouest » à Lviv. Que voulez-vous dire par votre exposition ?
Cette exposition présente à travers une série de portraits la société ukrainienne. Cette vision est évidemment personelle, son but est avant tout de susciter une réflexion sur l’identité d’un peuple plus de 20 ans après son indépendance, mais également de rappeler modestement que les personnages de ces photos sont en principe tous égaux en droits et citoyens d’une jeune nation en construction. Une partie de ces photos a été exposée en 2010 à la Galerie Gilbert Dufois à Senlis, à l’initiative du comité de jumelage Senlis-Petchersk, puis au centre d’art «Soviart» à Kiev, à Wroclaw et à l’Alliance française de Lviv. Lorsque la responsable artistique d’un très bel espace à Lviv - la galerie-restaurant « Hrouchevsky » - m’a proposé de compléter et d’exposer ce projet, j’ai été ravi de relever de nouveau un sérieux défi, à savoir montrer les Ukrainiens aux Ukrainiens.
Pourquoi à votre avis l’Ukraine continue à demeurer une inconnue en France ?
Un peu plus de 20 ans se sont ecoulés depuis l’indépendance de l’Ukraine. C’est beaucoup et peu à la fois pour un pays qui a été si longtemps associé à la Russie ou à la Pologne dans l’imaginaire collectif français. En France, l’intoxication fut d’autant plus efficace quand on sait les rapports etroits qu’on entretenus nombre d’intellectuels avec Moscou.
Cela relève également je pense du niveau culturel des médias qui, aujourd’hui, pour faire recette lorsqu’ils parlent de l’Ukraine doivent dans la majorité des cas traiter de sujets sensationnels comme les filles de Femen, les mères porteuses, les néo-nazis ou Tchernobyl, proposant ainsi une vision réductrice de ce pays. Seule la chaine « Arte » à ma connaissance consacre de temps en temps un reportage culturel sur l’Ukraine, ce qui est une maigre consolation.
Une autre explication peut être liée à la culture du peuple français qui malgré la distance à plus de repères par rapport à la culture africaine entre autres. Les Allemands sont plus réceptifs à la littérature ukrainienne contemporaine par exemple ou a certaines musiques regionales d’Ukraine.
Mais ce ne serait pas juste de jeter la pierre aux Francais uniquement en les accusant d’ignorance ou de paresse intellectuelle. Aujourd’hui, c’est aux Ukrainiens avant tout de faire la promotion de leur pays et de leur culture. Or, il me semble que les représentants de l’Etat ukrainien indépendant n’ont jamais brillé par leur dynasmisme dans ce domaine et récupèrent le plus souvent à leur compte des initiatives culturelles ici et là. Je n’ai pas l’impression qu’une politique culturelle forte soit parmi les priorités des dirigeants ukrainiens, et ce pays abrite des trésors qui ne sont pas toujours estimés à leur juste valeur par les autorités du pays. Si les sculptures de Pinzel ont été exposées au Louvres, c’est surtout grâce au travail du défunt directeur de la Galerie des Arts à Lviv, Borys Woznetsky, et de l’intérêt du Louvres. Il aura fallu attendre cette exposition pour que les autorités de la ville de Lviv débloquent enfin un budget pour réparer le toit du musée qui abrite les oeuvres de Pinzel, quasi inconnues du grand public ukrainien avant l’exposition au Louvres.
Que faut-il pour changer la situation ?
Aujourd’hui, l’Ukraine n’est plus vraiment inconnue en France grâce à la Révolution orange hyper médiatisée qui a marqué les esprits malgré les désillusions qui ont suivi pour les Ukrainiens. D’après moi, l’Ukraine devient intéressante pour le grand public lorsqu’elle met en valeur ses couleurs locales à travers des thèmes universels. Gogol a popularisé les Cosaques et leur combat pour la liberté, tout comme Paradzhanov a rendu célèbre une histoire d’amour houtsoule. Le robin des bois de Huliaipole Nestor Makhno ne fascine pas que les anarchistes français. Quand aux romans de Youry Andruxovych ou André Khourkov, leur contenu est à la fois subtil et exotique pour le public européen. Tout dépend donc de la façon dont est presentée l’image de l’Ukraine. Elle peut attirer l’attention à condition de surprendre à travers une approche innovante et séduisante aux yeux d’un public non-initié qui cherche à voyager. Cela doit passer par la création contemporaine ukrainienne: chants, livres, arts visuels, theatre (dans la mesure du possible), mais aussi par l’histoire de l’Ukraine. Les expositions des sculptures de Pinzel au Louvres ou de l’or des Scythes au Grand Palais ont remporté un grand succès. A mon avis, des génies comme Ivan Franko n’ont pas à rougir devant des monstres sacrés de la littérature française comme Zola. Quand aux chants litturgiques, ils sont tout simplement envoutants.
Mais une fois de plus, tout dépend de la faculté des Ukrainiens de mettre en valeur et de promouvoir leur patrimoine culturel... un processus en marche, à en juger par la présence d’écrivains ukrainiens aux prestigieux salons du livre de Paris ou de Leipzig ces dernières années, par les concerts du groupe ethno Dakha Brakha à Paris et a Metz, ou encore par la pièce de théatre de Vladimir Troitskyi «Viï» qui puise volontiers dans le folklore ukrainien à partir d’une nouvelle de Gogol.
Enfin, une meilleure connaissance de l’Ukraine en France passe tout simplement par la visite du pays. Aujourd’hui, l’Ukraine devient de plus en plus touristique et accessible, les conditions d’accueil dans les grandes villes s’améliorent considérablement, notamment depuis l’Euro de foot en 2012. Or, d’après un célèbre proverbe ukrainien, « mieux vaut voir une fois plutot que d’entendre cent fois » ! Dans l’idéal, les jumelages entre établissements scolaires des deux pays sont un excellent moyen pour les jeunes Français de découvrir l’Ukraine. D’ailleurs, je me permets de lancer un appel, pour signaler que le collège-lycée français n 37 de Lviv cherche activement à développer des échanges avec un établissement français.
Vous préférez qu’on parle de vous comme d’un Français d’origine ukrainienne ou un Ukrainien d’origine française ?
Je suis Français d’origine ukrainienne. A vrai dire, j’ai apprivoisé depuis longtemps l’idée d’avoir une double identité, mon coeur étant aussi bien français qu’ukrainien. Cela dit, l’Ukraine me manque d’avantage quand je suis en France, que la France, quand je suis en Ukraine. J’entretiens une relation différente avec ces deux pays. J’ai passé 25 ans en France, pendant lesquels ma vision de l’Ukraine était assez romantique. Je me sentais Français et Ukrainien à la fois, sans mesurer à quel point j’étais loin des réalités de l’Ukraine d’aujourd’hui. Après 9 ans en Ukraine, je me sens Ukrainien lorsque je reviens régulièrement en France. Cela dit, en Ukraine, je me sens Français. Autrement dit, mon identité est assez floue. Mais lorsqu’une équipe ukrainienne de footbal joue contre une équipe française, alors je soutiens sans hésiter l’Ukraine. C’est peut-être un signe.
Quels sont les projets en cours – en édition, en photographie ? Pensez-vous vous essayer à un nouveau métier ?
Actuellement, nous préparons entre autres la publication d’un livre sur l’histoire multiculturelle de Lviv avec mes photos et le texte de l’historien Yaroslav Hrytsak; d’un livre photo sur les Carpates ukrainiennes dans les annees 1920-30; et d’une bande dessinée qui sera l’adaptation d’un roman d’Ivan Franko. Mon activite photographique s’oriente surtout vers des sujets de fonds liés à des thèmes sociaux, historiques, ethniques, comme mes projets à long terme : « Houtsouly – Peuple des Carpates » que j’expose depuis 2007, « Les Ukrainiens – Entre Est et Ouest », ou encore l’histoire des Juifs de Galicie. Mes activités en tant que photojournaliste et éditeur se complètent bien. Elles sont toutes deux orientées vers l’histoire, l’image et les mots. Alors je n’ai pas l’intention de m’essayé a un nouveau métier vu que je n’en suis qu’à mes debuts j’espère. Et puis j’ai déjà été violoniste dans le cabaret russe de Paris « Raspoutine » et diplomate français, alors il etait temps que j’opte pour un minimum de stabilité !
Pour plus d’information :
www.kyrylo.com
www.leopol.net
Propos recueillis par Olga Gerasymenko