Votre étude sur la genèse et les rouages de la répression stalinienne en Ukraine s'articule autour des parcours de deux intellectuels ukrainiens : Serhiy Efremov et Mykhailo Hrouchevsky. Pour quelles raisons vous paraissent- ils emblématiques ?
Le choix de ces deux intellectuels tient à plusieurs raisons: Hrouchevsky est naturellement emblématique aujourd'hui de l'histoire de l'Ukraine, tant il a de l'importance dans les milieux intellectuels ukrainiens et tant son approche historienne est l'une des premières à élaborer une histoire autonome de l'Ukraine. Nous souhaitions, Yuri Shapoval et moi-même, partir d'un personnage central du monde académique ukrainien mais aussi soviétique à partir de son retour en URSS. De plus, lorsque j'ai commencé à travailler avec Yuri Shapoval, ce dernier avait déjà rassemblé (et partiellement publié) cet immense ensemble d'archives sur la surveillance de Hroushevsky. Il est vrai qu'alors, nous ne pensions pas mettre au centre de l'analyse Efremov, moins connu même s'il s'agit d'une grande personnalité intellectuelle (et politique) de l'Ukraine. Mais il est moins emblématique. Je l'avais personnellement "croisé" au détour d'une recherche antérieure qui portait sur les statisticiens soviétiques, car certaines déclarations d'Efremov lors de son procès avaient été reprises lorsque les statisticiens soviétiques furent mis en accusation en 1937 (sans qu'il n'y ait aucune relation directe). Cependant, cette personnalité s'est très vite imposée dans notre recherche, tant son parcours croise celui de Hroushevsky et que la relation entre les deux hommes, en pleine montée du stalinisme, apparaissait exemplaire de la distance mais aussi de l'étroite articulation entre monde académique et monde politique. Qui plus est, les sources devenaient pour l'historien particulièrement fascinantes, puisqu'on disposait non seulement des sources de surveillance, de l'instruction des enquêtes contre Hroushevsky et Efremov, du procès de l'Union pour la libération de l'Ukraine (SVU), dont Efremov était le personnage centrale, mais aussi du journal que ce dernier rédigea presque quotidiennement jusqu'à son arrestation. Le croisement entre toutes ces sources offrait une opportunité assez exceptionnelle pour comprendre tous les mécanismes en oeuvre. Un autre personnage, moins central, de cette histoire, Durdukovskij, aurait d'ailleurs pu prendre plus de place, car nous avions identifié qu'il avait aussi rédigé un journal, évoqué dans le procès de la SVU. Mais nous ne l'avons pas retrouvé. Ces choix se sont avérés finalement très adéquats ; Hroushevsky et Efremov sont emblématiques de l'histoire du monde scientifique et intellectuel face au pouvoir bolchevique, puis à la montée de la dictature stalinienne. Leur relation avec le monde politique est emblématique de la relation complexe entre science et politique. Leur mise en cause et les affaires et procès dans lesquels ils sont impliqués et sont même les acteurs centraux, sont emblématiques de la logique policière du pouvoir stalinien, en particulier à partir du Grand tournant. L'un et l'autre n'ont pas la même relation aux bolcheviks, même s'ils participent à la vie académique durant la période étudiée : Hroushevsky cherche sans doute plus le compromis, est en relation plus directe avec le pouvoir, alors qu'Efremov apparaît plus radical dans ses choix, même s'il participe entièrement aux destinées de l'Académie des sciences d'Ukraine. La mise en perspective de ces deux personnages permet de comprendre beaucoup aux diverses formes de relation entre pouvoir politique et pouvoir scientifique.
Quelle a été au début des années 20 la stratégie bolchevique vis a vis de l émigration et des élites ukrainiennes ?
Elle a été double : d'une part, il y avait bien entendu une grande méfiance, non pas tant vis à vis de ce qu'ils écrivaient, mais de ce qu'ils pouvaient représenter comme force un peu organisée, comme réseau de connaissances hostile a priori aux bolcheviks. Il fallait donc les mettre sous surveillance d'un côté, et essayer de développer, au sein du monde scientifique, des tensions qui fragilisent le pouvoir d'opposition que ces élites pouvaient constituer. Cependant, et c'est l'un des paradoxes, au début des années 20, les bolchéviks avaient un réel respect pour la science (le communisme se voulait une approche scientifique du monde et de la société) et un respect pour la connaissance. Du coup, ils n'ont pas voulu simplement écarter ces élites, mais s'appuyer sur elles et les ont laissées travailler, même si ce travail a été ponctué de conflits parfois violents, et qu'elles étaient sous surveillance. Reste la dimension nationale de la politique bolchevique des années 1920. Ils ont réellement cherché à promouvoir les élites nationales et les langues, à déléguer une partie du pouvoir à ces élites, mêmes s'ils s'en méfiaient. Enfin, bien qu'ils aient de fait expulsé certains intellectuels, en particulier en 1922, cette politique ne fut pas de grande ampleur, car ils se méfiaient plus encore de la reconstitution d'une force intellectuelle en exil, que d'une force qu'ils pouvaient surveiller, contrôler, déplacer, en URSS.
A quel moment et dans quel but précis la GPU met-elle en place un dispositif de surveillance politique policière à l'encontre du monde scientifique ukrainien ?
Cette surveillance se met en place très tôt, et est déjà développée en 1922, même si elle se renforce nettement à partir de 1926. En ses débuts, et jusqu'à la fin des années 1920, l'objectif de cette surveillance est assez routinier et cherche à connaître les faits et gestes d'une élite dont on se méfie. Il n'y a pas à l'époque véritablement d'objectif répressif direct, mais simplement celui de connaître les réseaux sociaux qui se constituent au sein du milieu de l'académie, les tensions entre groupes, ce qui se dit, les rencontres, etc. Il s'agit aussi d'impliquer des scientifiques en leur imposant de collaborer avec le nouveau pouvoir et de fournir des informations. Certains le choisissent probablement par engagement, d'autres par opportunismes, d'autres y sont probablement contraints, par diverses formes de pressions. Mais cela est un moyen d'introduire des failles dans le milieu scientifique. Les bolchéviks jouent ainsi des ambitions de chacun, de leurs convictions, etc. Se conjuguent ainsi une vision terriblement policière et une vision politique d'hostilité aux élites, ici en l'occurrence scientifiques.
Comment s’élaborent les accusations et selon quel processus se déclenchent les mécanismes inquisitoriaux ?
Lors de la répression qui débute avec l'arrestation d'un proche d'Efremov, puis d'Efremov lui-même, les enquêteurs reexaminent les documents de la surveillance tous rassemblés dans les dossiers personnels des principaux scientifiques. Ils procèdent à une relecture policière et criminelle de documents qui relèvent essentiellement d'un quotidien du savant: une réunion de travail devient réunion où se constituent des plans anti-soviétiques. Un groupe de savants qui sont proches et solidaires, dans les conflits intra-académiques, deviennent cellule ou comité central d'un parti contre-révolutionnaire. Les voyages en province sont interprétés comme des missions de prospection pour la mise en place de filiale de partis. Ce sont donc essentiellement les groupes de proches et les assemblées ou réunions qui sont visés et renommés, réinterprétés, en des termes politiques et criminels (parti contre-révolutionnaire, etc.). Il est intéressant d'observer que, dans les premiers rapports issus de cette surveillance, cette interprétation n'est pas présente. Il faut attendre la grande offensive de 1929 pour qu'elle apparaisse et que policiers, instructeurs des affaires criminelles imaginaires, juges et procureurs relisent ces documents avec ce nouveau regard. La méfiance policière habituelle, présente dès le début, se transforme en interprétation criminelle. Les mécanismes inquisitoriaux passent alors par les interrogatoires, où la pression physique et psychologique est particulièrement forte sur les inculpés. L'enquêteur cherche à faire dire à l'inculpé, en terme criminel, des faits qui ne le sont pas. Durant l'interrogatoire, le registre du quotidien se transforme peu à peu en un registre politique contre-révolutionnaire et donc criminel. D'une certaine manière, les accusés peuvent "avouer" plus facilement, puisqu'ils n'inventent pas des faits, des réunions, des groupes d'amis, mais sont conduits progressivement à relire cela avec le regard que leurs imposent ceux qui les interrogent. La forme des aveux est particulièrement typique de cela (nous parlons dans notre livre d'aveu-désaveu), qui consiste à avouer tout en disant que cet aveu est une construction imaginaire.
Quels ont été les soubassements et les enjeux des procès de l'Union pour la Libération de l'Ukraine (SVU) et du Centre National Ukrainien (UNC) ?
On peut considérer qu'il y en a deux : l'un est clairement une attaque frontale contre les élites, destinées à rompre les liens de solidarité qui apparaissent comme autant de liens pouvant conduire à des oppositions, des résistances, etc. Le pouvoir stalinien est particulièrement sensible à tout groupe constitué qui peut apparaître comme un obstacle à un pouvoir total. A ce titre, la succession de procès entre 1929 et 1934 environ, en est la preuve. Toutes ces affaires, qui passent ou non par un procès public, touchent aussi bien les ingénieurs (procès des ingénieurs des mines de Chakhty), les scientifiques ukrainiens (procès de la SVU), puis biélorusses et kazakhes (sous la forme de deux procès qui sont construits exactement sous la même forme et selon les mêmes procédés que le procès de la SVU), les économistes des commissariats centraux ou les responsables industriels (procès des mencheviks, procès du parti industriel, etc.), les milieux académiques (affaire des académiciens ou affaire Platonov, affaire du Centre national ukrainien, qui s'élargit quelques années plus tard à l'affaire du parti national de Russie). L'instruction de toutes ces affaires passe souvent par une tentative de démontrer l'existence de réseaux, locaux, nationaux ou qui couvrent plusieurs républiques soviétiques. Les élites sont visées. Dans le cas de la SVU ou de l'UNC, de quelques autres encore, se rajoute un changement dans la politique nationale de l'URSS, un coup d'arrêt à une politique, mise en place par Lénine, qui consistait à des formes diverses de mise en avant des élites nationales, des cultures et sociétés nationales : la structure administrative avait été élaborée sous ce principe, les langues nationales devenaient, localement, langues officielles, les élites nationales avaient souvent un accès privilégié aux positions de pouvoir. L'affaire de la SVU peut être considérée comme la première qui marque un retournement de cette politique, une stigmatisation violente de tout ce qui est appelé "nationalisme". A ce titre, que ce retournement touche d'abord l'Ukraine n'est pas anodin, ni étonnant : les élites nationales ukrainiennes sont parmi celles qui ont le plus saisi cette opportunité pour se développer et affirmer leur autonomie. L'Ukraine a aussi été au centre de tensions, autour de cette politique, entre les diverses populations vivant sur son territoire. Enfin, l'Ukraine est essentielle pour l'URSS comme réservoir de grain, dont l'exportation devait permettre de soutenir l'importation des équipements nécessaires pour l'industrialisation accélérée au fondement du 1er plan quinquennal et du grand tournant stalinien. Cette conjugaison de facteurs conduit Staline à vouloir, dès 1929, soumettre les élites ukrainiennes, et plus généralement contrôler totalement l'ensemble du territoire ukrainien, pour mener à bien sa politique d'industrialisation massive, cela conduisant à la tragique famine de 1933. Pour autant, en 1929, la dimension nationale de la politique répressive stalinienne n'est pas encore dominante, comme je viens de le souligner. Il faut vraiment attendre la Seconde guerre mondiale, pour que l'obsession d'une relation étroite entre appartenance nationale ou ethnique et loyauté ou déloyauté domine toute les autres.