Essayiste, historienne, journaliste, vous êtes l'auteure de plusieurs ouvrages qui se sont imposés comme des références incontestées notamment sur la problématique de Tchernobyl et de ses conséquences sociales. Qu'est-ce qui vous a incitée à écrire sur FEMEN, sujet controversé plutôt éloigné de vos thèmes de prédilection ?
J’ai été contactée par les Editions Calmann-Lévy qui m’ont proposé ce projet. Lorsque j’ai fait connaissance des quatre fondatrices ukrainiennes de Femen, j’ai trouvé l’idée de publier un long entretien avec elles très intéressante. En effet, j’ai beaucoup étudié les conditions sociales en Russie et en Ukraine post-communiste, et le cas de Femen est un exemple très parlant : des jeunes filles qui s’insurgent contre la pauvreté, l’inégalité criante, le machisme, la perception ambiante de la jeune femme en tant qu’objet sexuel et l’absence de perspectives pour ceux et celles qui n’appartiennent pas à la nouvelle classe de riches. Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de leur récit.
Pourquoi est-ce en Ukraine que FEMEN a été créé ? Quelles spécificités de la société ukrainienne ont contribué à l’émergence d'un mouvement d'une telle radicalité ?
Ce mouvement est certainement un produit dérivé de la Révolution Orange. Les filles le reconnaissent et parlent de la révolution comme d’un moment de grande libération intérieure : ce fut pour elles un moment festif et rempli d’espoir. Mais rapidement, cet espoir céda la place à une déception profonde. Quant à la radicalité, elle s’est accrue au gré de leurs activités. Elles ont commencé par des actions « gentilles ». Même la protestation topless n’était pas au menu dès le début.
Sur quel socle idéologique s'est construit le mouvement FEMEN ?
Trois des quatre fondatrices du mouvement proviennent de la même ville de l’Ukraine occidentale, Khmelnitski. Ensemble, en tant qu’adolescentes, ces filles ont fréquenté le cercle de rue marxiste. C’est assez extraordinaire : des jeunes gens qui, dans la première moitié des années 2000, se rassemblent régulièrement dans une cour d’immeuble pour lire « Le Capital » de Marx. Quand on est confronté à des récits pareils, on se rend compte à quel point le passé soviétique est vite oublié par une partie de la jeunesse.
Un peu plus tard, elles lisent un livre totalement oublié en Occident, « La Femme et le Socialisme » d’Auguste Bebel. Cet ouvrage devient le véritable socle de leur futur mouvement : elles décident de se battre à la fois pour les droits de la femme et contre l’injustice sociale. Leur rejet de toute religion fait partie de cette imprégnation marxiste.
On parle très souvent des adversaires de FEMEN ainsi que des menaces et des pressions subies par ses membres. Pourquoi n'entend-on rien ou presque au sujet des financements et des appuis dont bénéficie le mouvement, notamment en Ukraine ?
Personnellement, j’admire le courage de ces jeunes femmes, même si je ne partage pas leurs convictions marxistes. Elles ont la trempe des révolutionnaires russes, comme Véra Zassoulitch, et sont prêtes à mourir, s’il le faut, pour leurs idées. Leur action contre Alexandre Loukachenko, par exemple, loin des caméras, a failli leur coûter la vie. Quant à leur financement, il n’y a aucun mystère et ceci est raconté dans le livre : elles ont un compte sur lequel on peut faire des dons, elles vendent leur merchandising, comme des tee-shirts, et elles ont maintenant des droits d’auteur. Inna Chevtchenko, d’ailleurs, vient de signer un contrat pour un nouveau livre, co-écrit avec une journaliste très connue en France, Caroline Fourest. Mais je vous assure qu’elles vivent très chichement. Leur logis au Lavoir Parisien Moderne est gratuit. En fait, à l’étage où deux d’entre elles habitent, elles ont une petite pièce non chauffée. Le directeur du théâtre les héberge par sympathie et aussi, parce qu’elles lui apportent de la publicité supplémentaire, alors qu’il est en instance d’expulsion par la Mairie de Paris. Quant aux appuis en Ukraine, je ne les ai pas détectés. Ces filles ont fait de la prison, aussi bien en Ukraine qu’en Russie. Je crois simplement que les autorités ukrainiennes sont plus intelligentes que les autorités russes et ne veulent pas transformer les FEMEN en Pussy Riot bis. Inna a été poussée à l’émigration, sans trop de bruit.
Le mouvement FEMEN pourrait-il continuer à exister durablement s'il venait à être boudé par les caméras ?
C’est un mouvement radical international, avec des activistes spécialement entraînées, et non un mouvement de masse. Si les médias ne rendent pas compte de leurs actions, leur raison d’être disparaît. Mais je ne vois pas pourquoi cela se produirait. Elles innovent tout le temps, et les médias sont toujours à la recherche d’images et de sujets forts.
Propos recueillis par Frédéric du Hauvel