La journée de la femme en Ukraine n’a absolument rien d’une journée de revendications, c’est au contraire une fête. L’atmosphère de la journée est toute en fleurs et convivialité. Au delà des clichés et des fantasmes répandus en France, 9 femmes ukrainiennes apportent leurs éclairages sur les nouvelles identités de la féminité ukrainienne.
1. Quelle grande figure féminine ukrainienne a marqué selon vous ces 20 dernières années ?
2. Dans quelle mesure la conception ukrainienne des rapports homme/femme vous paraît-elle différente de la vision française ?
3. Que pensez-vous des actions menées par le mouvement féministe ukrainien Femen ?
Olena, illustratrice et journaliste trilingue,
1. La figure féminine : Ioulia Timochenko, Lina Kostenko, Oksana Zabouzko. Difficile d'en donner une, mais si j'ai à choisir, je dirais - Ioulia! Controversée mais incontournable, au fort caractère, endurante, a fait beaucoup d'erreurs mais c'est une femme d'action qui n'a pas froid aux yeux.
2. L'homme reste toujours une figure centrale dans l'univers des femmes ukrainiennes. La femme française peut placer son épanouissement personnel à la première place. En Ukraine, une femme est perçue d'abord comme une mère, le reste est secondaire ; il me semble que les rapports homme/femme en France sont plus équilibrés, même si cela n'exclut pas des difficultés à trouver un bon équilibre. Par ailleurs, en France, la place du père est aussi importante que celle de la mère dans l'éducation des enfants. La notion de garde partagée en cas de divorce n'existe pas en Ukraine. Les pères se désengagent plus facilement ou sont souvent écartés après le divorce même si cela ne répond pas à leur attente...
3. Le mouvement Femen se fait remarquer, c'est indéniable. Tout le monde en parle, mais a-t-il atteint ses objectifs ? J’en doute….
Liana, linguiste et traductrice
1. Tymochenko. Ces dernières années elle a été la plus brillante et hors du commun.
2. Les couples ukrainiens suivent leurs cœurs, les couples français ont une approche plus rationnelle dans leurs relations.
3. Je ne connais pas malheureusement leur idéologie, je ne sais pas qui est derrière ce mouvement, mais cela semble intéressant...
Je n'aime pas le mot "féminisme" au sens où on l'emploie aujourd'hui. Je préfère parler de solidarité féminine.
Olga, consultante
1. C’est incontestablement Oksana Zaboujko. Mais je dois avouer que si la question portait sur ces dix dernières années, alors j’aurais probablement pensé à Ioulia Timochenko.
Oksana Zaboujko est une écrivaine, poétesse, philosophe et une personnalité publique. Sa super-nova a explosé sur le terrain littéraire au début des années 1990 à la publication du scandaleux « Etude de terrain du sexe ukrainien ».
Oksana Zaboujko a replacé la femme au cœur de la littérature. Elle parle du monde vu par la femme active, intelligente, responsable.
2. La femme ukrainienne, malgré tout ce qu’on peut lire et entendre à l’Occident, est pudique. Elle est d’abord mère et chef de foyer, et ensuite épouse et/ou maîtresse. Un proverbe ukrainien illustre bien les rapports traditionnels homme-femme : « Un homme c’est une tête, une femme c’est un cou : la tête regarde où le cou tourne ». Quand j’ai « testé » ce proverbe sur mes amis français, les Français ont été enchantés de ce partage respectueux des rôles, les Françaises n’ont vu qu’un cloisonnement, une réduction du rôle de femme. Mais dans ce proverbe le rôle de l’homme est également bien défini (« réduit »).
Tout n’est absolument pas rose en Ukraine (ni en France d’ailleurs). La femme ukrainienne a des cadres (imposés par des hommes, ou choisis par des femmes ???) à respecter. Mais, à mon avis, la femme française, souhaitant se libérer des limites, ne fait que s’en créer d’autres.
Sinon, en comparant l’égalité des sexes dans nos deux pays : une Ukrainienne gagne 70% du salaire d’un Ukrainien, une Française – 80%. Le plafond de verre existe bien dans les deux pays. Il me semble que la proportion de femmes au foyer est plus importante en France.
3. Ces actions choquent ou amusent en Ukraine. Je pense que pour les jeunes femmes participant à ces actions le but est le même que pour les jeunes femmes françaises qui souhaitent participer à des télé-crochets. Dans les deux cas on se souvient souvent de leurs seins, mais moins du visage et encore moins de la cause.
Les actions de Femen sont inefficaces dans les sphères de leur « lutte », mais très efficaces dans la sphère de communication. Ma conclusion – le but de Femen est la communication et non la défense des causes déclarées.
Lessya, cadre dans le tourisme
1. À mon avis, la poétesse et écrivaine Lina Kostenko a beaucoup marqué les 20 dernières années de la littérature ukrainienne et sa culture en général. Les critiques littéraires ont depuis longtemps identifié l’idée prépondérante de son travail - l'originalité sans compromis. Elle est fidèle à ses convictions et à ses principes éthiques. La vie littéraire de Lina Kostenko a été très difficile. Elle a toujours écrit de manière aiguë et critique. Sa forte personnalité n'a jamais fait de compromis avec les autorités et c’est pour cela qu’elle est restée 16 ans dans un "silence" forcé. Elle a refusé plusieurs prix proposés par différents gouvernements ukrainiens en disant qu’elle « ne porte pas de bijouterie politique ».
Lina Kostenko a toujours eu beaucoup de succès auprès des lecteurs mais une partie de ses recueils de poèmes ont été inaccessibles à cause de la censure. J’aime la valeur de ses principes moraux.
Après la catastrophe de Tchernobyl, Mme Kostenko s’est mobilisée pour sauvegarder les monuments historiques de la région de Polissia. Elle a également répertorié et enregistré des trésors inestimables du patrimoine ukrainien. Elle cherche maintenant des ressources pour faire un musée.
Actuellement, hélas, elle vit dans la solitude et sort peu. Elle fêtera le 19 mars, ses 82 ans.
2.Les rapports homme/femme en Ukraine et en France sont, à mon avis, complètement différents. Il m’a été très difficile par exemple, d’accepter il y a 11 ans à mon arrivée en France, de gérer mon budget. C’était impensable en Ukraine. J’ai beaucoup réfléchi à cette question et je trouve que cela nous procure une certaine indépendance. Par ailleurs, je pense que les salaires des hommes en Ukraine sont beaucoup plus importants que ceux des femmes mais personne n’évoque l’idée de remédier à cette inégalité. En Ukraine, c’est l’homme qui doit payer pour toutes les dépenses du foyer et le salaire de la femme (si elle travaille) est pour elle. C’était normal pour moi quand j’ai quitté l’Ukraine, mais impensable et inacceptable aujourd’hui.
En fait, cela dépend beaucoup des familles, mais en général, les hommes ne s’occupent pas beaucoup des enfants, ne participent pas aux tâches ménagères et ne font pas les courses. La nouvelle génération fait évoluer ce mode de fonctionnement qui reste encore d’actualité dans la génération de nos parents.
3. Je sais que Femen est assez mal perçu en Ukraine, y compris parmi mes proches, mais je crois que ce sont des filles très courageuses qui n’ont pas peur de revendiquer la place de la femme dans la société ukrainienne (assez machiste, il faut le dire). Plusieurs ukrainiennes partagent leurs revendications mais elles ne sont pas très nombreuses à se joindre à Femen. Il est bien regrettable que les filles de Femen soient perçues de manière sceptique en Ukraine. Elles attirent l’attention des medias (même étrangers) et revendiquent des libertés très importantes – elles étaient parmi les rares à s’opposer à l'idée d'une interdiction totale de l’avortement en Ukraine. J’admire l’efficacité et le radicalisme de Femen et je partage pleinement leur slogan « Mon corps – Mon affaire ».
Alla, journaliste
Pour moi, et c'est sûrement subjectif, la grande figure féminine ukrainienne est Lina Kostenko, qui est toujours restée simple, sans se préoccuper d’entrer dans le jeu de la représentation. Sur le plan politique et international, l’Ukrainienne la plus connue est sûrement Timochenko.
2. Les rapports entre les hommes et les femmes restent en grand partie assez traditionnels, surtout en province où les tâches sont souvent réparties. Les moeurs s'occidentalisent chez les jeunes et dans les grandes villes.
3. Je crois que ces filles ont peut-être certains problèmes à régler avec les hommes, ou avec leur père en particulier. Comme elles veulent souligner avant tout qu'elles existent, c'est une recherche de notoriété, qui n'est pas encore suivie et que l’on ne peut pas qualifier d'action politique. Plusieurs slogans paraissent immatures. Comme, par exemple, "You + Ya = H...a", le jour du verdict de Timochenko, ce qui devrait signifier que Yanoukovich et Timochenko, c'est la même (mauvaise) chose. Un peu simpliste, je dirais. Mais je sais que les hommes sont plus compréhensifs avec elles. Et après tout, les filles sont si jeunes, elles peuvent, si elles le souhaitent, progresser encore.
Anna, analyste bancaire
1. C’est sans doute Ioulia Timochenko. On peut partager ou pas ses propos mais, en tout cas, c’est une femme qui a marqué les esprits et dont on se souviendra dans les 20 ans à venir.
2. L’Ukraine reste quand même beaucoup plus traditionnelle, voire machiste. Mais on peut nuancer cette opinion. C’est cette période de Guerre qui a mis les femmes à contribution pour des travaux traditionnellement réservés aux hommes. Cela dit, pendant mon enfance, j’ai vu des femmes libres, prendre des décisions et faire preuve d’autorité, tant dans leur vie familiale que dans leur vie professionnelle. Néanmoins, il faut reconnaître que les tâches ménagères relèvent du domaine des femmes et que peu d’entre elles figurent dans la liste des dirigeants de l’Ukraine.
Je crois que les Ukrainiennes n’osent pas revendiquer leurs droits et préfèrent soumettre leurs décisions aux hommes, en jouant le rôle de sexe faible et en leur laissant croire à leur supériorité.
3. C’est juste ridicule. Je ne crois pas que l’on puisse les prendre au sérieux, au contraire, elles discréditent les idées féministes.
Oksana, entrepreneur
1. Bien sûr, on pense à Ioulia Timochenko… Pour ma part, aucune grande figure féminine ukrainienne ne s’est vraiment imposée.
2. Vue de l’extérieur, on peut penser que la conception patriarcale traditionnelle est encore très dominante en Ukraine. Cependant, dans les faits, il y a beaucoup plus de femmes qui détiennent des postes de leader dans les structures économique ou politique et leur réussite ne suscite pas de commentaires machistes. Femmes au foyer ou actives, la femme en Ukraine ressent moins de pression sociale que la femme française dans ses choix professionnels ou familiaux.
3. Même si j’approuve leur engagement en faveur des femmes et de la démocratie, je pense que leur choix d’action provocatrice ne fait que renforcer, à l’étranger en tout cas, les clichés répandus sur les femmes ukrainiennes.
Anna, cadre dans le domaine de la culture
1. La société ukrainienne étant à forte dominante masculine, peu de femmes se démarquent de la pléthore d'hommes qui la régit. Les figures féminines médiatisées ne sont pas les plus charismatiques. Par ailleurs, il est difficile de citer ne serait-ce qu'une femme active de façon constante tout au long des 20 dernières années.
Ceci dit, si je devais citer un nom, ce serait Ioulia Timochenko, bien que je n'aime pas le personnage, beaucoup trop fourbe à mes yeux.
2. Pas facile de répondre en quelques phrases. Les rapports hommes/femmes ukrainiens sont globalement assez traditionalistes. Souvent l'égalité homme-femme prend la dimension "il paye tout, elle est belle" et c'est regrettable. Dans ces conditions, le partage des tâches domestiques, par exemple, est très inégal au sein d'un couple ukrainien. Les Françaises se concentrent davantage sur elles-mêmes et leur carrière, les Ukrainiennes sur la famille. Pour comparer, dans les années 2000, l'âge moyen des femmes à la naissance du premier enfant est de 23 ans en Ukraine et de 29 en France. Ces chiffres sont assez parlants...
En revanche, la galanterie est de mise chez la plupart des hommes slaves. Ils cèdent plus facilement leur place dans le métro, aident à porter les charges lourdes, ouvrent la porte pour laisser passer une dame. En gros, toutes ces choses qui font bondir les féministes françaises.
3. Étant de nature pudique, je suis troublée par la nudité exhibée par ce groupe de protestation. Toutefois, je suis consciente que leur manière d'agir est un moyen d'attirer l'attention et de dénoncer le mal-être actuel de l'Ukraine. Ce genre de communication corporelle gêne, bouscule, dérange, et cela assure la médiatisation des actions de FEMEN à l'échelle à la fois nationale et internationale. Dans tous les cas, je partage entièrement le fond de leurs revendications.
Iryna, critique littéraire
1. Il y en beaucoup: de Ioulia Timochenko à Olga Kurilenko. A mon avis, Solomia PAVLYTCHKO est la femme la plus importante de cette dernière décennie en Ukraine. C'est une femme qui a conçu une nouvelle approche de la littérature dans l’Ukraine contemporaine. C'est elle qui a introduit de nouvelles méthodes d'analyse et qui s’est investie pour aider les scientifiques à oublier l'héritage idéologique encore présent dans les sciences actuellement. Ainsi, dans les années 90, Solomia PAVLYTCHKO par ses démarches, a permis pour la première fois une approche féministe de l’analyse du texte littéraire ukrainien (à l’époque de l'URSS cette approche était considérée comme "fausse" et "nuisible"). Actuellement, l’évolution de cette science des lettres en Ukraine s’inspire des théories de Solomia PAVLYTCHKO.
2. Les conceptions sont différentes - et cela me semble bien normal. La différence de vues ne dépend pas du pays. Est-ce que les Françaises et les Ukrainiennes sont vraiment si différentes? Je ne le pense pas.
Par contre, on ne peut pas nier qu’au vu du niveau de vie assez bas, certaines femmes s’investissent dans leur beauté et vont à la recherche d’une vie meilleure à l'étranger ou dans les bras d’un homme plus riche qu'elle. Cela dit, comme dans le roman "Madame Ex" d’Hervé Bazin, certaines se laissent aller après le mariage et d’autres souffrent de violences de peur de quitter leur famille.
Mais il ne faut pas oublier que des stéréotypes sur les "filles / femmes de l'Est" véhiculent de fausses images. On oublie trop souvent que les femmes en Ukraine (comme dans toute l’ex- URSS) ont eu accès au marché du travail, au droit de vote, au divorce et à l'avortement dans les années 1920.
Les rapports homme/femme dépendent de plusieurs facteurs. En Ukraine actuellement, on observe l'influence des stéréotypes d'après guerre. A l'époque où la plupart des jeunes hommes ont été tués à la guerre, les femmes sont restées seules. Pour une femme de cette époque, avoir un homme valorisait l’image de soi.
Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. L'urbanisation, l’autonomie, la pilule, l'avortement, l'accès à l'éducation et au marché du travail, le droit au congé de maternité de 3 ans… tout cela contribue à identifier la femme ukrainienne à toute autre femme occidentale.
3. Les filles de "Femen" représentent un mouvement très contradictoire. D'une part, elles manifestent la puissance du corps féminin qui n'appartient qu'à la femme. D’autre part, elles utilisent ce même arsenal qui est le stéréotype parfait de la "fille de l'Est" : elles sont belles, jeunes, sveltes et nues... En tout cas je pense que le mouvement provocateur, comme "Femen" est très utile car il attire l'attention sur la pensée féministe en Ukraine.