CONSCIENCE
FILM
DE VOLODYMYR DENYSSENKO
JADIS INTERDIT EN UKRAINE
ET TOUJOURS INCONNU DU GRAND PUBLIC
CINÉ-CLUB UKRAINIEN
ESPACE CULTUREL DE L’AMBASSADE D’UKRAINE
22, av. de Messine, M° Miromesnil. Tél. 01 43 59 03 53
Mardi 7 mai 2013, 19 heures
Entrée libre
78-ème séance
CONSCIENCE
(СОВІСТЬ)
vo
Film inédit en France
Production : Studio Alexandre Dovjenko, Institut théâtral Karpenko-Karyi de Kiev, 1968, 80 mn, nb, film restauré en 1989
Scénario : Volodymyr Denyssenko, Vassyl Zemlak
Réalisation : Volodymyr Denyssenko
Photographie : Alexandre Deriajnyi
Son : Anatoliï Tchornootchenko
Interprétation : Anatoliï Sokolovskyi, Victor Malarevytch, Mykola Oliїnyk, Mykola Houdz, Alexandre Didoukh, Vassyl Bohosta, Viatcheslav Krychtofovytch, Volodymyr Denyssenko, Dmytro Dieiev, Nina Reous, Halyna Dovhozviaha, Valentyna Hrychokina, Halyna Nekhaievska, Loubov Louts, Tetiana Touryk
Genre : drame
Récompenses : Prix (posthume) pour l’éminente contribution au cinéma ukrainien à Volodymyr Denyssenko, Prix du Jury au Premier Festival panukrainien de Kiev (1991)
Volodymyr Denyssenko est de ces auteurs-réalisateurs appartenant au cinéma identitaire poststalinien qui se concrétisa par l’édification de l’École poétique de Kiev dans les années soixante. Sa carrière professionnelle, qui s’étale sur un quart de siècle, se résume en douze films éloquents de portées sociale et historique esthétiquement aboutis. Étudiant à l’Institut théâtral de Kiev, Denyssenko en fut exclu dès la deuxième année pour nationalisme ukrainien. Déporté en Russie dans un camp de travail et de rééducation en 1949, il fut amnistié en 1953, et réintégra l’Institut pout y finir ses études. Réhabilité en 1956, Volodymyr Denyssenko fait ses premières armes en qualité d’assistant sur le film de Marc Donskoï Le Cheval qui pleure (1957), Le Poème de la mer (1958) de Youlia Solntseva, et réalise son premier long métrage La Soldate, en 1959. En 1964, aux prémices de la nouvelle École poétique, il confie le rôle du poète Taras Chevtchenko au débutant Ivan Mykolaїtchouk dans son film Le Songe, puis il entreprend la réalisation de deux films de guerre, Conscience et En direction de Kiev, qui sortiront tous deux en 1968. Cinéaste non conformiste, intransigeant sur les principes de la morale et de la déontologie professionnelle, Denyssenko ne se sent jamais aussi libre qu’à ce moment de sa vie. Elève d’Alexandre Dovjenko, auquel il dit un jour que sa génération en avait assez de faire des films de guerre, il écrit pourtant avec Vassyl Zemlak l’un des scénarios les plus poignants sur cette époque, où la tuerie est traitée du point de vue de l’absurde. Inspiré d’un fait réel de la vie de Vassyl Zemlak, Conscience narre de façon très complexe mais laconique l’histoire de deux jeunes partisans qui commettent un attentat contre un officier allemand, à la suite duquel des représailles serontlancées contre les habitants d’un village. Réalisé avec le concours désintéressé de 18 élèves comédiens et techniciens de l’Institut théâtral de Kiev, où Denyssenko enseigne la mise en scène, le film est immédiatement interdit, le négatif détruit. En réalité, Conscience fait peur aux autorités. Il ne répond pas aux normes idéologiques et touche au thème tabou de la culpabilité vis-à-vis des populations innocentes. Coupé en épisodes, il sera montré dans des séminaires de cinéma et utilisé pour les cours d’opérateur de prises de vues. En son temps, Denyssenko voulut même vendre son film au Derjkino pour une diffusion commerciale. On lui rétorqua que le rôle du Parti communiste et du komsomol était absent dans le film et que de tels événements ne purent se passer, parce qu’il n’y en avait jamais eu. Ce reproche des autorités était en contradiction totale avec l’Histoire : d’identiques épisodes séquencés dans maints films soviétiques avaient fait l’unanimité de la critique et du public.
Tourné en noir et blanc, Conscience est l’un des rares films de l’École de Kiev à montrer l’Ukraine steppique. Du point de vue stylistique, il fait penser aux premiers films de Léonide Ossyka, où le facteur économique, comme ce fut le cas pour le néoréalisme italien ou la Nouvelle vague française, est révélateur : les films ont un devis serré, les réalisateurs tournent avec des stagiaires en observant strictement l’unité de temps, d’action et d’espace. Effectuées avec des moyens de fortune, les prises de vues se déroulèrent dans le village de Kopyliv, dans la région de Kiev, où eurent lieu des événements similaires rappelant ceux d’Oradour-sur-Glane. L’opérateur Alexandre Deriajnyi, étudiant en deuxième année, ne disposait que d’une prise par plan et d’un objectif à longue focale de 500 mm. La pellicule négative à haut contraste permettant de traduire un nombre réduit d’écarts de luminosité fut dénichée chez des pilotes de chasse. Il n’y avait pas de prise de son direct, les travellings s’effectuaient à bicyclette. Si l’abominable histoire était relativement restreinte en action - escarmouche, menace du massacre et massacre lui-même -, une tension constante régnait dans la progression dramaturgique, ponctuée de dialogues courts. Paradjanov dira à propos de ce chef-d’œuvre bâillonné que c’est le film le plus puissant de toute l’histoire du cinéma ukrainien, et le critique polonais Janusz Gazda le jugera stupéfiant, parce qu’il se différenciait de tous les autres films de guerre de l’époque. Les futurs acteurs Mykola Houdz et Halyna Dovhozviaha prétendront avoir vécu une expérience pédagogique inoubliable, notamment pour la scène du massacre à laquelle prirent part 500 figurants du village.
En 1984, Denyssenko meurt subitement à l’âge de 54 ans, peu avant le début de la perestroїka. Deux ans plus tard, l’Union des cinéastes d’Ukraine organise une projection du film, sachant que les seuls tabous, motifs à une interdiction, restent la divulgation des secrets militaires, les thèmes racistes, les atteintes portées à la Constitution. Mais l’unique copie du film obtenue auprès de la famille du réalisateur disparaît mystérieusement. Après deux années de recherche, la famille assigne en justice le syndicat des cinéastes. Trois jours plus tard, les agents du KGB balancent sur le pavé deux boîtes contenant la copie endommagée. La restauration du film sera effectuée, en 1989, par Alexandre Denyssenko, le fils du réalisateur disparu, et par le réalisateur Roman Balaїan. Conscience sera montré pour la première fois à l’étranger au Festival de Montréal, en 1990, puis au Festival de Turin, en 1991, ainsi qu’au Premier Festival panukrainien de Kiev la même année. Depuis, il n’a fait l’objet d'aucune représentation commerciale en salles, hormis des projections confidentielles dans quelques ciné-clubs. Aujourd’hui encore, en Ukraine, le film reste inconnu du grand public.
Lubomir Hosejko